Vincent Citot : Je reformulerai d’une façon un peu brutale l’une de vos thèses, que Nicolas vient de relever : les enseignants en classe terminale sont amenés à poser d’authentiques problèmes de philosophie, tandis que les universitaires tendent à s’enliser dans des questions techniques inessentielles. C’est mon sentiment également. Il est éminemment paradoxal que le cursus de spécialisation soit moins fidèle à la discipline enseignée que ce lieu d’initiation générale à la philosophie qu’est le lycée. Mais cette bizarrerie tient, selon moi, à des facteurs structurels. Au lycée, il est pédagogiquement très utile de confronter les élèves à des questions massives, plutôt que de faire de l’histoire des idées ; mais à l’Université, si l’enseignant ne technicise pas son propos et ne fournit pas de connaissances positives (sur les auteurs), il risque de n’être pas crédible en tant que « chercheur ». Je retourne ces pistes de réflexion en question : vous qui connaissez parfaitement le jeu universitaire, diriez-vous que c’est pour des raisons structurelles que l’Université peine à formuler des problèmes authentiquement philosophiques, et qu’elle peut difficilement avoir une pratique de la philosophie qui soit celle que vous désirez et que je désire aussi ?
Frédéric Worms : Je serais moins critique que vous. Je pense qu’il y a des différences entre les situations, des différences structurelles, mais que dans chacune, il y a une force et un risque et je ne pense pas que l’Université soit condamnée à être coupée des questions que vous évoquez. Je pense que c’est une pathologie possible et qui, en un sens, s’aggrave un peu aujourd’hui, mais pour des raisons qui viennent d’ailleurs. En particulier, je pense que le lien entre l’Université et les questions scientifiques et politiques d’aujourd’hui, qui est très important, s’est fragilisé des deux côtés. Il y a de nouveau, d’un certain côté à l’Université, un risque un peu scolastique, qui est structurel. Mais ce qui est structurel aussi, c’est de résister à ce risque. Mais il y a aussi un risque du côté des philosophes médiatiques, du côté de la philosophie médiatique, de la philosophie publique de se couper de la réflexion critique. Donc le problème, c’est qu’aujourd’hui il y a une dimension de repli universitaire possible, face à un débat public qui lui-même se coupe de cette référence aux réflexions critiques et reconnues dans le domaine de la recherche et de la philosophie enseignée. Je pense donc que c’est une situation plus large, d’ordre socio-politique, de la philosophie en France, qui fait qu’aujourd’hui l’Université résiste moins à ce risque. Mais je pense que ça n’est qu’un risque et qu’à l’Université la réalité est contrastée. Il y a un risque réel à l’Université, qui est la coupure dans les métiers universitaires : on est censé être des enseignants-chercheurs, avec un tiret au milieu, mais ce tiret est fragile. On nous entraîne beaucoup vers l’évaluation de la recherche et les instances s’intéressent beaucoup moins à l’enseignement. Mais ce n’est pas fatal et je pense quand même que vitalement, parce qu’on a tous la même formation commune, parce qu’on a tous encore ces soucis et cette histoire-là, vivante, en tête, il y a une très grande force dans l’Université française. Mais elle n’est pas nécessairement présente dans les plus grandes Universités. Je suis moins pessimiste que vous. Je pense qu’il faut vitaliser, revenir sur les questions, mais qu’il ne faut surtout pas dire comme certains : il y a de la philosophie partout, sauf à l’Université. Ce serait catastrophique de dire qu’il faut la faire en marge, à côté… On peut créer plein d’autres moyens de faire de la philosophie, des universités populaires, des cafés philo ; tout est bien, parce que dans toute chose il peut y avoir du risque. Mais justement, si l’on commence par le faire contre, faire des anti-manuels, faire des anti-universités, des anti-ceci et cela, alors on coupe la branche sur laquelle on est assis et de laquelle on est issu. Je suis moins pessimiste et même un peu plus déterminé à introduire plutôt une tension interne qu’un refus externe. C’est important.
Jean-Louis Lanher : Il me semble que la difficulté de la problématisation pour nos élèves vient du fait qu’ils doivent non pas répondre directement au sujet posé, mais procéder à un travail de lecture, en se constituant en sujet réfléchissant. Pour eux, c’est difficile parce que ce n’est pas ce qu’on leur demande de faire dans d’autres disciplines, où ils doivent notamment développer des compétences argumentatives par rapport à des objets culturels préétablis. À partir de là, l’objet de ma question serait le suivant : j’ai lu des textes de Sylvain Auroux qui expliquent que la philosophie générale est apparue à un moment donné où la philosophie s’est vue en quelque sorte dessaisie de son objet, dont les sciences s’emparaient. D’où l’idée selon laquelle le philosophe devrait formuler les problèmes indépendamment du rapport aux sciences. Mon idée c’est que cela peut induire une fausse représentation de la problématisation — on commencerait à problématiser et ensuite on aborderait un contenu. Alors, voilà, je veux dire la chose suivante : j’étais très intéressé par la lecture de votre édition des Données immédiates de la conscience, le premier chapitre notamment, où vous expliquez que Bergson ne s’intéresse pas un beau matin à la psycho-physique, mais le fait parce que la psychologie type Théodule Ribot concurrence la philosophie. Donc à ce moment-là, Bergson entre dans un discours scientifique pour le contester et pour en quelque sorte défendre la cause de la philosophie, mais pas en s’appuyant sur des catégories a priori. Ce qui est intéressant, c’est que l’opposition entre le déterminisme et la liberté dans le deuxième chapitre n’est pas pensée comme déduction de catégories philosophiques élaborées a priori, mais en liaison avec une pratique scientifique. Ma question est donc : ce que vous dites concernant les problèmes vitaux, ne peut-il pas être considéré comme un exemple de quelque chose de plus général, comme un problème pédagogique plus général ? Est-ce que dans les Lycées il ne serait pas indiqué de concevoir la préparation à la problématisation chez nos élèves en partant de questions scientifiques et en adoptant une attitude par rapport au débat scientifique qui recoupe celle de Bergson à son époque. Personnellement, je croirais beaucoup à un travail qui marierait Bergson et Cournot, par exemple, en partant de lignes de faits, issues des sciences, pour poser les problèmes. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que vous avez une conception pédagogique qui irait dans cette direction pour nos lycées ?
Frédéric Worms : Oui, je pense que c’est tout à fait ce qu’il faut faire. C’est vraiment le geste bergsonien et au fond un geste que tous les philosophes ont fait, c’est-à-dire de ne pas s’interdire d’entrer dans les savoirs contemporains pour y dégager des problèmes philosophiques et critiques, dans une sorte de va-et-vient. Si je prends l’exemple de Canguilhem, qui est directement dans la continuation de Bergson, l’essai, qui s’appelle un essai, comme l’Essai sur les données immédiates de la conscience, la première chose qu’il fait est d’examiner, dans toute la première partie, Claude Bernard, Broussais, Auguste Comte, mais aussi Leriche, c’est-à-dire des savoirs concrets à l’aune du concept de pathologique : est-ce qu’on peut éviter le qualitatif et même le subjectif ? est-ce que dans ces discours-là, ils arrivent totalement à évacuer le subjectif. Et au fond, c’est la même distinction que Bergson : est-ce que la psychophysique est purement quantitative ? est-ce qu’on peut éliminer le qualitatif dans la sensation ? Bergson répond non. Est-ce qu’on peut éliminer le qualitatif dans la maladie ? Canguilhem répond non. C’est le même geste exactement. Simplement Canguilhem l’a un peu masqué, parce qu’il est moins directement passé de l’analyse épistémologique et historique à la revendication métaphysique. En fait, elle est là aussi. La vie est polarité, et la médecine est une lutte contre ce qui est dans la vie de valeur négative. Donc il y a une affirmation métaphysique radicale, mais elle est très modestement et presque ascétiquement immergée dans la critique des sciences. Il y a donc plusieurs façons de le faire, mais c’est ce qu’il faut faire.
Alain Champseix : Dans votre exposé, deux choses m’ont frappé. La première, c’est ce souci, cet impératif de faire que la philosophie ne soit pas qu’un jeu de concepts vides, ait une portée et soit un enjeu et je pense qu’on peut voir le problème dans ce sens-là. Deuxième point, c’est le fait que vous ayez insisté sur la positivité de la vie, sur le fait que c’est la vie elle-même, aussi bien animale qu’humaine, qui pose des problèmes. Et en même temps, et c’est là une question que j’aimerais vous poser, j’ai du mal à comprendre comment vous arrivez à considérer que ce problème, qui est réel, et dont je pense en effet qu’on ne peut pas l’écarter, est un problème fondamental. Pourquoi la vie serait-elle le problème fondamental ?
Frédéric Worms : Merci d’avoir posé cette question. J’ai très rapidement parlé ici de vie et de mort, mais je pense que la vie ne poserait pas de problème s’il n’y avait pas la mort. Pour Canguilhem, le rapport du normal et du pathologique n’est pas un caractère secondaire du vivant. L’essence même du vivant est cette polarité. De ce point de vue je suis plus canguilhemien que bergsonien, sauf si l’on retrouve chez Bergson ce qu’il y a chez Canguilhem, et c’est mon avis le cas, c’est-à-dire cette finitude de la vie et cette dualité de la vie et de la matière, de la durée et de l’espace, de l’ouvert et du clos, dualité incompressible, irréductible. Donc le problème vient de la vie, car la vie est problématisante, polarisée, critique elle-même de l’intérieur. C’est vrai qu’au bout du compte, si l’on veut faire une pratique philosophique fondée sur les questions vitales, on fait une philosophie de la vie comme elle-même polarisée et pas comme une évidence massive, positive, etc. Cela nous conduirait vers cette question de la philosophie de la vie, où, selon moi, la vie et la mort sont inséparables, comme dans un très beau passage de Derrida où il dit que « vivre c’est originairement survivre », c’est-à-dire ne pas mourir et en même temps mourir à chaque instant. Cette tension est donc interne au vivant.
Patricia Verdeau : J’aurais voulu vous entendre sur l’articulation que pose Bergson entre la question du problème et la question de l’angoisse, sur le lien entre la question de l’angoisse et les questions vitales et sur la manière dont on peut travailler les trois questions ensemble. Merci.
Frédéric Worms : L’angoisse est pour Bergson l’effet des faux problèmes sur notre subjectivité humaine. C’est précisément la différence entre le vrai et le faux problème. Le faux problème suscite l’angoisse et les vrais problèmes au fond suscitent notre action. Cette critique des faux problèmes au nom de l’angoisse, elle est surtout à la fin de L’évolution créatrice sur le néant, sur le possible, etc. Mais dans Les deux sources, on aperçoit que le mystique résout les vrais problèmes de la vie, et en même temps du coup fait s’évaporer les faux, c’est-à-dire la question Pourquoi suis-je sur cette terre ? en réalité elle recouvre un vrai et un faux problème. Il y a un vrai problème qui est en fait de dépasser la finitude humaine et de reprendre la création vitale et d’être du côté de l’ouvert contre le clos. Et il y a un faux problème qui est justement D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Mais quand on reprend la lutte de l’ouvert contre le clos, en prime on fait s’évaporer les faux problèmes. Mais il y a un vrai problème, qui est l’impasse dans laquelle se trouve le vivant dans sa finitude. Soyons plus concrets. Il y a la fameuse page sur le mal. Dans cette même page, Bergson dit que le mal est un faux problème et une terrible réalité. Avec une terrible réalité, nous faisons un faux problème. Il y a des souffrances vitales terribles contre lesquelles il faut lutter et dans l’esprit humain cela devient le faux problème du mal en général avec la question d’un dieu tout-puissant, qui est un faux problème. Par contre le mal n’est pas un faux problème dans l’absolu. Il y a une terrible réalité, il faut l’affronter. Et même le fait que la réflexivité humaine fasse de la souffrance vitale un faux problème est en soi un vrai problème. Il faut soigner la manière dont les êtres humains font le problème du mal à partir de l’expérience de la souffrance. En un certain sens, il va aller par-delà le bien et le mal, mais aller par-delà la souffrance et l’opposition à la souffrance, certainement pas. Ce n’est parce qu’on va par-delà le bien et le mal qu’on abolit la question de la souffrance dans son opposition à la vie. L’erreur de Nietzsche, c’est d’avoir une vision de la vie sans polarité du négatif et du positif. C’est la différence entre le vitalisme nietzschéen et le vitalisme bergsonien. Spinoza est, à mon avis, plutôt du côté de Bergson que de Nietzsche, mais c’est une discussion entre vitalistes. Deleuze disait : tout ce que j’ai dit est vitaliste, du moins je l’espère. C’est un enjeu très important. Le problème du mal tel que le pose la théodicée, tel que le posent les philosophes est un faux problème : on renvoie à la question d’un dieu, à des arguments sur l’existence et la toute-puissance de Dieu, c’est le moment où la vraie question vitale devient un faux problème, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une vraie question vitale. On peut même dire du mal en un certain sens, si par là on n’entend pas le problème abstrait que les êtres humains ont construit autour de cette « terrible réalité ».
Merci beaucoup pour toutes ces très belles questions. Je pense que ce sont des sujets très importants et j’espère qu’on continuera à y travailler ensemble. Mêlez les universitaires à votre réflexion, forcez-les à venir.