Autres pages de cette rubrique

Discussion après la première table ronde

Publié le

Valérie Bonnet : C’est une question sur l’usage que l’on peut faire des repères dans l’évaluation du travail des élèves, en cours d’année ou au Baccalauréat. On fait cours sur des notions, et je suis d’accord pour dire que les repères ne donnent pas lieu à un cours séparé pour les raisons que tu as données. Mais en quoi nous permettent-ils une meilleure évaluation du travail des élèves et comment pouvons-nous mesurer que les élèves se sont reconnus dans l’utilisation de ces repères, qu’ils ont réussi à en faire quelque chose ?

 

Jean-Pierre Carlet : La question est redoutable parce qu’elle recoupe ce qui sera en place dès la rentrée pour les séries hôtelières, puisque le deuxième sujet va mobiliser autre chose que la dissertation proprement dite et qu’il est question de demander aux élèves de trouver les repères. Le risque que j’y vois est que les repères fassent l’objet d’un cours séparé, et, alors, c’en est fini des repères, car ils cessent d’être des outils.

À quoi peut-on mesurer l’acquisition des repères par les élèves ? Aux résultats. Par exemple, si l’on étudie le début du Second Discours de Rousseau, si l’on n’a pas travaillé le repère en fait/en droit, on ne comprend pas l’hypothèse de l’état de nature. C’est une réponse de Normand : le repère est maîtrisé à partir du moment où le résultat est acquis clairement, où l’élève peut dire clairement que l’état de nature n’est pas quelque chose ayant existé ou devant exister, mais une idéalité. Je n’ai pas mieux que le critère de l’efficience.

 

Jean-Louis Lanher : J’ai une question pour Alain Champseix, qui concerne ce qui a été dit de Bergson. Est-ce que tu pourrais préciser pourquoi l’idée selon laquelle la philosophie repose sur une intuition fondamentale induirait une relation difficile à la notion de vérité en tant qu’elle est universelle ?

 

Alain Champseix : Il me semble qu’il faut faire la différence entre la philosophie et une philosophie. Une philosophie, on pourrait dire sans trop de problème qu’elle est une vue sur la vérité. De ce point de vue, en effet, pourquoi pas Bergson. Mais il me semble que la philosophie ne se réduit jamais à une philosophie, dans la mesure où le point de départ de la philosophie c’est quand même l’interrogation. La continuation de cette interrogation va être le dialogue, la discussion, l’approfondissement, ne serait-ce que par le fait que, même si on lit un philosophe, on est obligé de le lire, de le relire. On n’en finit jamais. Par conséquent, je vois mal comment on pourrait considérer qu’il existe quelque chose comme une philosophie, c’est-à-dire au fond une vision en partie définitive de la vérité. Ce n’est sans doute pas un hasard si Bergson termine par une religion, certes magnifique, certes universelle et très éloignée des religions constituées, mais malgré tout une religion, car si une philosophie est la vérité, c’est une religion. Et pour moi, ce n’est plus une philosophie.

 

Philippe Danino : Cette question d’adresse à nouveau à Alain Champseix. Par rapport à ce qu’apporte l’enseignement de la philosophie, je voudrais pointer deux choses et faire part de deux désaccords, pour savoir ce que tu en penses. Les deux points sont les suivants. Il y a un argument à faire valoir auprès des élèves, et qu’ils entendent très bien : avant d’être de futurs étudiants, de futurs comptables, de futurs juristes, de futurs garagistes ou chefs d’orchestre, ils sont avant tout des hommes. Ce qui veut dire que ça engage non seulement à réfléchir à ce que veut dire être homme, mais aussi à exercer la puissance de juger qui est propre à l’homme. Le deuxième point qu’ils entendent bien aussi, c’est que, quitte à être des comptables, des commerciaux, des chefs d’orchestre, des garagistes, autant qu’ils ne soient pas bêtes. On peut avoir une intelligence de son métier, en tant qu’inséré dans une certaine réalité sociale et politique. Mais la prise de recul que la philosophie peut occasionner est tout à fait utile.

Deux points de désaccord maintenant. D’abord, tu as dit que la philosophie ne peut être à elle-même son propre objet. Je veux bien, mais une des grandes utilités de l’enseignement de la philosophie en Terminale, c’est de montrer que la philosophie existe. À ce titre, elle est elle-même son propre objet. Si l’on défend la philosophie dans l’enseignement secondaire, c’est parce qu’on défend la philosophie tout court, pour montrer qu’elle existe, qu’il y a quelque chose à dire, qu’il y a des gens qui font de la philosophie, qu’ils en font leur métier et leur vie, qu’elle a une place dans l’institution. En ce sens là, la philosophie est à elle-même son propre objet. Ou plus précisément peut-être, la philosophie, comme discipline présente, vivante et importante, c’est ce qui est aussi l’objet de l’enseignement de la philosophie, qui fait connaître cela et le donne à voir. Le deuxième point de désaccord : tu dis que dans la dissertation on ne demande pas aux élèves d’être de grands philosophes. Certes. En histoire, on ne demande pas aux élèves d’être historien, ni physicien en physique, mais en philosophie on ne peut que leur demander d’emblée d’être philosophe, c’est-à-dire d’être dans l’élément de la philosophie. C’est là toute la difficulté. Après, on peut ménager des médiations, mais en dissertation, on leur demande d’être philosophes.

 

Alain Champseix : Je suis d’accord à mille pour cent, si j’ose dire. J’avais demandé : qu’est-ce que c’est qu’une dissertation ? Pourquoi demande-t-on des dissertations aux élèves ? Parce qu’on leur demande de s’essayer à traiter des questions qui portent sur le réel et pas sur n’importe quoi. Cela rejoindrait ce que disait Jean-Pierre Carlet tout à l’heure. Oui, la dissertation est philosophique. J’avais dit simplement qu’il s’agit de se soucier du réel. De toute façon, nous sommes dans le réel, parce que les élèves se préparent à des métiers, et avant cela ils vivent dans une famille, dans la société, ils sont dans une certaine réalité. Il s’agit de s’occuper de cela, il s’agit de comprendre cela. Il est donc normal de s’appuyer là-dessus. C’est un des sens de la dissertation : s’essayer, commencer, s’exercer à cela. C’est là où le professeur laisse l’élève très libre, bien conscient que si l’on fait de la philosophie, on ne peut se substituer à lui. On va lui dire : « À toi ! tu peux y aller ! Tu es fait pour ! », « Tu es un homme ! », comme tu l’as dit tout à l’heure.

Pour ce qui est du premier point : je persiste à dire que la philosophie n’est pas à elle-même son propre objet. Qu’est-ce qui fait qu’on fait de la philosophie ? C’est justement qu’on va se poser des questions, on s’interroge, et après coup on se dira qu’on a fait de la philosophie. Mais ce n’est pas le fait de dire : « Je décide faire de la philosophie » ou « Je m’appelle philosophe », qui fait qu’on est philosophe, mais le fait qu’on s’occupe de réalités. Si je m’occupe de réalités, je serai philosophe ; si je ne m’en occupe pas, j’en aurai peut-être le nom, mais je ne le serai pas.

 

Nathalie Pighetti : je vais me permettre de faire ce que je fais avec mes élèves, c’est-à-dire que lorsqu’il y a des questions qui sont posées, je demande d’abord aux élèves de réagir aux questions, considérant que toute question est commune à tous, est la question de tous, moi y compris. J’avais envie de réagir à la première intervention qui portait sur l’évaluation. Pour évaluer des copies, au Baccalauréat ou pendant l’année, comment tenir compte des repères ? J’aimerais prolonger cette question du rapport de l’évaluation à l’usage des repères. J’insiste énormément sur ce point qu’il s’agit d’un outil, sans lequel on a très souvent des copies qui ne sont que descriptives. C’est précisément par l’usage des repères que l’élève élève justement son discours aux conditions de possibilité de la question qui lui est posée. Je trouve qu’il y a une démarcation très forte sur la capacité, la compétence, puisqu’il faut en effet assumer ce terme, de l’usage de ces repères dans une copie. En effet, pour ma part, l’usage des repères est décisif dans l’évaluation, non pas comme un tic, mais parce que ces repères sont opératoires et permettent de passer du fait au droit. Va de pair avec cela, vous le rappeliez, qu’est exclu tout cours sur ces repères.

Je me permets de prendre un peu plus la parole, pour revenir sur la réponse que vous avez faite, Alain Champseix, à la question de Philippe Danino. Vous avez dit que la philosophie ne peut jamais se réduire à une doctrine, puisque le point de départ est une interrogation centrale, à la manière de l’intuition bergsonienne. Or, il me semble que toutes nos interrogations philosophiques sont elles-mêmes nées de nos lectures et relectures de textes.

Ce qui me fait passer à la première intervention, où la première difficulté qui été évoquée est la diversité des philosophies. Or, pour moi, si objectivement, historiquement, conceptuellement on peut parler de diversité des philosophies, je pense qu’à l’intérieur du cours de philosophie, il n’y a plus de diversité des philosophies. J’imagine que chacun d’entre nous renvoie à tel ou tel texte selon les connaissances que nous en avons, et peut-être même parfois des habitudes de pensée dont il faudrait certainement se méfier. Mais justement, le cours de philosophie permet de ne plus penser une histoire de la philosophie dans laquelle la philosophie apparaîtrait extrêmement diverse ou comme un incessant conflit d’opinions, parce que c’est la voix du professeur de philosophie et l’exercice réfléchi du jugement du professeur de philosophie qui va donner sens au parcours qu’il donne lui-même, et à la façon dont il approche un texte. Car un texte peut être approché d’une certaine façon dans le cadre d’une leçon, et repris d’une tout autre façon à l’occasion d’une autre leçon, de telle sorte que je me demande si cette difficulté n’est pas elle-même un faux problème.

 

Didier Brégeon : Dans ce cas, si, finalement, notre cours de philosophie donne du sens aux auteurs, la grande difficulté sera de prévenir les élèves. Parce qu’à un moment donné, il n’est pas possible que nous ne soyons pas dans une interrogation critique. Alain Champseix parle de la volonté générale. Quel usage faire de la volonté générale si notre cours de philosophie adopte une perspective critique sur la volonté générale ? Ne faut-il pas, à un moment donné, rendre compte de ce que Rousseau dit de la volonté générale ? Je suis d’accord avec vous et j’essaie de construire philosophiquement mon cours de philosophie. Mais il y a une tension : il ne faut pas que je fasse penser aux élèves que ce que je dis de Rousseau est l’unique propos sur Rousseau. Il faut quand même faire comprendre ce que dit Rousseau de la volonté générale, ce que dit Kant de la loi morale, même si par ailleurs je ne suis pas kantien. Quand je fais un cours sur la morale, je suis relativement critique par rapport à ce que dit Kant. Mais, par honnêteté, j’essaie quand même d’être kantien. Cette tension nous confronte à la diversité et à la contradiction. Qu’en faire ? On peut la nier à travers son propre discours, en niant ce qu’il y a de contradictoire dans le rapport des philosophes entre eux. Mais est-ce que ce n’est pas toujours adopter une perspective qui est une lecture, une traduction des philosophes ? On se dit souvent, en lisant les copies de bac, que les élèves ont eu un professeur qui était, par exemple, très critique des Idées platoniciennes, de Freud… Je ne vois pas comment on peut ne pas être confronté à cette contradiction. J’essaie de faire en sorte que mon cours soit le mien, que ce que je dis des auteurs, il n’y ait que moi, à travers mon cours, qui puisse le dire. Mais il faut également rendre justice aux auteurs, dont la pensée est indépendante de mon cours.

 

Alain Champseix : Je voudrais revenir sur votre question : ne sommes-nous pas dépendants de nos lectures ? Il me semble que lorsqu’on fait de la philosophie, et on l’apprend dès la Terminale, on apprend à penser contre soi-même, contre ses propres tendances. Il me semble que ce qui caractérise les philosophes, c’est d’être capables de s’opposer à eux-mêmes. Platon est, par certains côtés, le premier à remettre en cause la théorie des Idées, voyez le Parménide ou le Sophiste. Il y a, par ailleurs, un dialogue très subtil entre Aristote et Platon. C’est pour cela que je me méfie de l’idée selon laquelle il y aurait plusieurs philosophies. Je pense en fait qu’il n’y a qu’une seule philosophie. Tous les philosophes réfléchissent sur le même objet, mais comme on n’en a jamais fini avec cet objet, cela peut donner des directions qui peuvent être différentes, et même opposées, mais qui, en même temps, ne font que nourrir la réflexion. Il n’y a pas à le cacher aux élèves, on peut bien montrer qu’il y a des choses ici qui sont problématiques. Rousseau lui-même dit, je crois que c’est dans les Rêveries, qu’il lui arrive de ne plus comprendre ce qu’il a lui-même écrit dans le Contrat social. Il est allé si loin qu’il est dépassé par sa propre pensée. Tel est le sort de celle-ci : cesser d’être celle de quelqu’un pour devenir le bien de tous. Cela veut dire qu’on est loin d’une position doctrinale et l’on ne perd rien à montrer la difficulté, d’autant que, par exemple, le concept de volonté générale n’est pas si simple.

 

Pierre Windecker : Je repense très rapidement à l’échange qui a eu lieu sur la réflexivité de la philosophie : peut-elle elle-même se prendre pour objet ? Je me rappelle, quand j’étais élève en Terminale, régulièrement le premier cours de l’année était intitulé « Qu’est-ce que la philosophie ? » Il pouvait être très long. Cette pratique a cessé, et je trouve que c’est une bonne chose. Mais j’ai toujours été embarrassé, car je crois que cette réflexivité est absolument essentielle — sans aller chercher Fichte, par exemple, disant que la philosophie est la seule forme de pensée qui pose une réflexion au second degré. J’ai résolu ce problème en étudiant, au moins sous forme d’extraits, des œuvres qui sont des œuvres de commencement. J’en vois au moins deux, trois peut-être avec Le Traité de la réforme de l’entendement. Ce sont l’Apologie de Socrate et le Discours de la méthode — pas les Méditations qui se dotent très vite d’un objet. Là il s’agit d’une espère de kénose, d’évidement : on se demande seulement comment s’orienter dans la pensée et dans la vie. Ce sont donc des textes qui non seulement posent la question réflexive de la philosophie, mais des textes qui évoquent la philosophie comme forme de vie. Les élèves en sont toujours affectés, cela émeut la pensée. Je pense que, même sous forme d’extraits, c’est une expérience qui doit faire partie de l’abord de la philosophie en Terminale.

 

Alain Champseix : Je pense que pour comprendre que la philosophie puisse être une forme de vie, mais cela-même se discute, il faut déjà pratiquer la philosophie, s’être déjà posé des questions. Ce qui caractérise la philosophie, c’est le commencement. D’où l’importance de la dissertation. On dit aux élèves : « Exercez-vous ! commencez ! ». On leur donne des éléments, bien sûr. Si j’ai dit que la dissertation n’était pas la voie royale pour devenir un grand philosophe, c’est qu’un grand philosophe ne fait pas de dissertation, parce qu’il est encore plus commençant que celui qui va faire une dissertation scolaire. Le philosophe c’est le commencement le plus libre et le plus absolu. Les œuvres que tu cites illustrent cette idée. J’oserais dire qu’on n’en demande pas tant à nos élèves.

 

Suite du colloque…