Vincent Citot, Éspé de Paris
Première approche de la problématisation
Qu’est-ce qu’un problème philosophique ? Vaste question, qu’il conviendrait justement de problématiser. Peut-on y répondre sans philosopher, et peut-on philosopher universellement ? Autrement dit, y a-t-il une seule définition du problème philosophique ? La façon dont on conçoit la problématisation en philosophie engage-t-elle une philosophie particulière ? Si ce n’était pas le cas, on devrait s’attendre à tomber à peu près d’accord, car cette définition relèverait du constat. Or c’est justement un fait que les philosophes ne s’entendent pas sur la nature du problème philosophique. Mais si la conception du problème philosophique est philosophique, il y en a autant que de philosophies. Cela risque de dégrader le problème philosophique au rang de faux problème, car sa formulation contiendrait déjà sa « solution » (impliquée par le cadre philosophique particulier au sein duquel il se formule). Un problème qui, dans sa formulation, engagerait une certaine philosophie, serait moins un problème qu’un simili-problème, une apparence de problème. Mais l’inverse serait aussi embarrassant, car un problème qui ne mettrait en chemin vers aucune solution ne serait-il pas plutôt une aporie, le constat d’un point aveugle de la pensée, l’énoncé des limites de la réflexion philosophique ? Or comment la formulation des bornes de la philosophie serait-elle le modèle de ce qui est censé ouvrir la pensée philosophique – à savoir le travail de problématisation ?
Arrêtons là un moment l’enchaînement des interrogations pour réfléchir à ce cet enchaînement même : nous avons transformé une question (« Qu’est-ce qu’un problème philosophique ? ») en problème. Celui-ci est double : « Comment un problème peut-il être philosophique sans supposer une certaine philosophie, et comment cette supposition ne l’annulerait-elle pas comme problème authentique pour le dégrader en problème rhétorique ? » ; « Comment un problème philosophique peut-il n’engager aucune philosophie tout en étant un exercice éminemment philosophique ? ». En effet, l’idée qu’un problème philosophique ne résulte pas d’un travail de problématisation philosophique paraît absurde. En passant de la question à la formulation d’un double problème, qu’avons-nous fait ? Répondre à cette nouvelle question permet de dégager une première définition du problème et de la problématisation : le travail de problématisation est l’art de susciter la pensée en créant une tension intellectuelle entre deux pôles contradictoires, deux hypothèses incompatibles qui paraissent également justes ou absurdes ; c’est faire apparaître un paradoxe ; c’est indiquer plusieurs chemins de pensée divergents et pourtant qu’il faut nécessairement emprunter l’un et l’autre. En un mot, c’est engager la pensée à résoudre une difficulté qui a été construite par la pensée.
Spécificité du problème philosophique par rapport au problème scientifique
Problématisons cette première approche de la problématisation – autrement dit, faisons apparaître une nouvelle difficulté pour approfondir et renouveler l’idée même de problématisation philosophique. Formuler deux hypothèses contradictoires, construire une disjonction, montrer que la pensée peut s’engager dans plusieurs chemins incompatibles, tout cela n’est pas spécifiquement philosophique. Quand des physiciens se demandent si la matière est de nature ondulatoire ou corpusculaire, ils répondent aux attendus. De même les biologistes cherchant à savoir si le génome détermine unilatéralement la structure de l’organisme, ou si des mécanismes épigénétiques peuvent provoquer des mutations héréditaires. De même encore les sociologues et historiens se demandant si les institutions d’un État sont l’effet de causes socio-économiques, ou des principes de transformations socio-économiques. C’est encore vrai des anthropologues : existe-t-il des règles de morale de facto transculturelles, ou bien les systèmes de valeurs ne sont-ils intelligibles que dans le cadre de cultures particulières ? Quoique les philosophes aiment s’emparer de ce genre de questionnements, il est clair qu’ils sont, depuis l’autonomisation des disciplines concernées, des problèmes de prime abord scientifiques. Si l’on veut caractériser la nature et la spécificité du problème philosophique, il est impératif de ne pas prendre un problème scientifique pour un problème philosophique. Ne serait-il pas pathétique de voir un philosophe disserter souverainement sur un problème dont il n’a pas la charge et pour le traitement duquel il n’est pas compétent ?
La distinction entre question et problème est utile ici. Voici quelques questions qui ne sont pas de droit philosophiques, mais qui sont susceptibles de donner naissance à des problèmes philosophiques aussi bien qu’à des problèmes scientifiques, selon le traitement qu’on leur administre. « Quel est le propre de l’homme ? » – les biologistes, les éthologistes, les anthropologues et les paléontologues problématisent à leurs manières cette question, comme les philosophes le font de leur côté, selon une méthode spécifique qu’il convient justement de déterminer. « Les hommes ont-ils conscience de l’histoire qu’ils font ? » – question qui s’offre aux problématiques historiques, sociologiques, psychosociologiques et, par ailleurs, philosophiques. « L’État est-il au service des plus forts ? » – sociologues, historiens, juristes et économistes, là encore, apportent un éclairage essentiel sur la question en la formulant selon des méthodes propres à leurs champs d’étude. Nous prenons à dessein des exemples qui ressemblent à des « sujets de Bac » en philosophie pour mieux alerter sur la nécessité de distinguer le travail des savants de celui des philosophes, et donc prévenir des confusions funestes. Les trois questions, dans leur formulation même, portent sur des faits (« Les hommes sont-ils […] », « L’État est-il […] »). Or quand il s’agit de faits, la science tend de plus en plus à se passer de philosophie. La définition du problème philosophique doit tenir compte de cette évolution historique, et l’on pourrait même soutenir que l’histoire intellectuelle (comprenant celle des sciences aussi bien que celle de la philosophie) agit comme un révélateur de ce qui revient en propre à la philosophie.
D’où une seconde approche du problème philosophique, que l’on tâchera de justifier par la suite : pour qu’un problème soit spécifiquement philosophique, il faut qu’il coordonne des faits et des valeurs, de l’être et du devoir-être, ou, ce qui ne revient pas au même, un point de vue prétendant à l’objectivité et un autre irrémédiablement lié à une position subjective. Voyons d’abord la question des valeurs. Le philosophe peut s’interroger sur ce qu’est l’homme, mais il sera plus dans son rôle en se demandant ce qu’il doit exiger d’être tant donné ce qu’il est. Il peut se demander qui fait l’histoire de facto, mais aussi et surtout qui devrait la faire étant donnés, par ailleurs, les déterminismes à prendre en compte. Enfin, il est intéressant de savoir au service de qui est l’État, mais il est plus philosophique de penser ce que l’on devrait attendre ou désespérer de lui. La science n’ayant pas la charge de promouvoir des valeurs, nous avons là un trait distinctif fondamental avec la philosophie. Cette dernière non seulement a rapport aux valeurs, mais s’est aussi conçue historiquement comme leur mise en œuvre pratique. Le philosophos n’est pas celui qui spécule intelligemment sur un système de valeurs : il est celui qui les applique, les incarne et les pratique. La philosophie est une quête de sagesse, et non pas seulement une entreprise théorique. La professionnalisation de la discipline a partiellement occulté cette dimension depuis deux siècles, mais nous croyons devoir la rétablir pour définir celle-ci convenablement.
Spécificité du problème philosophique par rapport aux problèmes pratiques, existentiels et religieux – conclusion provisoire
Quoiqu’ayant rapport aux valeurs et aux pratiques, le problème philosophique n’est pas un problème moral ou politique. La politique et la morale relèvent essentiellement de la sphère pratique (« que faire ? »), tandis que la philosophie est théorico-pratique. Le moraliste qui tâcherait de théoriser, d’argumenter, de rationaliser et d’universaliser son propos, deviendrait par-là même philosophe. De même le politiste, le juriste, l’éducateur ou encore l’artiste. Un problème philosophique n’est pas purement pratique – si ma chasse d’eau est en panne, j’ai un problème de plomberie et je fais appel à un plombier. Il n’est pas non plus purement existentiel : « M’aime-t-on ? » est une question existentielle, qui ne devient philosophique qu’à la condition de subir un traitement théorique qui lui donne quelque universalité. Le problème philosophique n’est donc ni un problème seulement théorique (comme le sont les problèmes scientifiques, où les questions pratiques liées à l’expérimentation se comprennent dans l’horizon seul de la théorie), ni un problème seulement pratique ou existentiel, mais une coordination rationnelle de théorie et de pratique, de vérités et de valeurs, de valeurs théorisées et de valeurs pratiquées, de vérités conçues et de vérités éprouvées.
Cela nous amène à distinguer la philosophie de la religion qui, elle aussi, est théorico-pratique. Toute religion énonce des vérités et des valeurs, propose une vision-du-monde et s’organise comme un ensemble de pratiques cultuelles. La philosophie s’en distingue d’abord par un souci de rationalité et d’argumentation qui n’est pas a priori limité par un cadre de croyances fondamentales (dogmes et postulats doctrinaux divers). Un théologien qui prendrait tout à fait au sérieux cette exigence de justification (par exemple en cherchant des preuves de l’existence de Dieu ou en rendant compte rationnellement des préceptes religieux) deviendrait, sous cet aspect, philosophe. Le plus souvent, le discours religieux fait primer la certitude ou la foi au détriment de la raison, et l’objectivité de la vérité supposée au détriment du cheminement subjectif vers le vrai (les grands mystiques et penseurs religieux faisant exception sont aussi des philosophes). La prise en compte du point de vue subjectif est un second trait distinctif de la pensée philosophique dans son rapport à la pensée religieuse : en philosophie, il ne s’agit pas seulement d’énoncer le vrai, mais de comprendre comment on peut y accéder à partir de soi-même. En ce sens, la pensée philosophique est structurellement réflexive (même quand elle cherche à se débarrasser du « sujet », du « soi » et de la réflexion, puisque le rejet de la réflexion suppose de réfléchir à la perversité de la réflexion). Le philosophe doit tenir compte des conditions d’énonciation de la vérité. C’est ce que nous voulions dire en affirmant qu’il doit assumer une certaine « position subjective ».
Dans notre première approche de la problématisation, par exemple, nous nous sommes demandé si la façon dont nous problématisions n’était pas dépendante de notre philosophie propre. C’était une façon de prendre en compte l’énonciateur dans l’énoncé, selon une circularité typiquement philosophique. Autre exemple, plus parlant : au lieu de se demander abstraitement si l’homme est libre, le philosophe doit réfléchir aux implications de la question pour lui-même en tant que sujet (et objet) d’interrogation. Affirmer sa liberté, n’est-ce pas ignorer son déterminisme (éventuellement inconscient) ? D’où la nécessité d’un travail de décentration critique permettant d’assimiler des données inaccessibles à la seule introspection. Inversement, affirmer son déterminisme, n’est-ce pas une contradiction performative ? Car alors c’est mon cerveau qui affirmerait, en vertu de mécanismes sur lesquels je n’ai pas prise, son propre déterminisme. Mais ce déterminisme ne déboucherait sur le vrai (l’affirmation de soi) que par un singulier hasard. Quelle garantie ai-je que mon cerveau ne détermine pas ma bouche à dire n’importe quoi ? La vérité est un travail et une tâche, non un fait cérébral. Il nous semble qu’un problème est spécifiquement philosophique à la condition d’avoir cette forme autoréférentielle – que nous nommons recentration métacritique. En m’interrogeant sur la culture – ultime exemple –, je dois me demander si la forme de mon interrogation est liée à ma culture propre. Toutes les grandes notions de la philosophie peuvent et doivent recevoir ce genre de traitement.
Ce faisant, on retrouve la question des valeurs, car si toute pensée philosophique est renvoyée à la pensée pensante du philosophe, cela charge ce dernier d’une sorte d’exigence morale fondamentale : penser, pour lui, c’est se demander « Que dois-je penser ? ». Non pas simplement « Qu’est-ce que ceci ou cela », ou « Qu’y a-t-il à dire de ceci ou de cela ? », mais bien : « Que dois-je en penser, moi qui ai à tenir compte de mon point de vue quand je pense quelque chose ? ». L’éthique est au cœur de la pensée philosophique, quel que soit le sujet concerné. D’où l’idée que le philosophe doit chercher « la sagesse » (donc l’honnêteté intellectuelle et la conviction sincère plutôt que la victoire sophistique et la persuasion rhétorique). D’où l’idée – en sautant quelques étapes du raisonnement – que la dissociation entre théorie philosophique et vie philosophique (telle qu’on l’observe chez nombre de chercheurs professionnalisés) est funeste pour la théorie elle-même. En effet, dans une telle perspective, la pensée tend à s’oublier dans les résultats de son activité théorique, et, n’étant plus contrainte que par la cohérence intrinsèque du propos, elle peut soutenir à peu près n’importe quoi dès lors que la logique n’est pas violée. Nous en arrivons donc à une troisième définition du problème philosophique (complétant les deux premières) : un problème est philosophique s’il confronte, à propos d’une question quelconque, une exigence théorique de décentration critique (d’universalisation théorique) et un exigence pratique de recentration métacritique (repersonnalisation du propos)[1].
Enseigner la problématisation
Il semblerait fâcheux et incompréhensible que les professeurs de philosophie n’enseignassent pas à leurs élèves ce que la philosophie a de propre – par exemple qu’ils fussent rémunérés pour faire des cours de culture générale. Mais dans l’hypothèse où les philosophes dussent vraiment philosopher au Lycée (et à l’Université), alors ne faudrait-il pas qu’ils appliquassent les définitions énoncées ci-dessus ? Qu’ils se formassent à la problématisation philosophique susdite et l’enseignassent aux élèves (car il serait également absurde qu’on ne demandât pas aux élèves de la classe de philosophie de produire des travaux spécifiquement philosophiques) ? En un mot, ne faudrait-il pas réformer les programmes pour que soit officialisée notre approche de la problématisation philosophique ? La réponse est dans la question, et même dans la définition proposée plus haut : notre conception du problème philosophique est irrémédiablement personnelle, quoiqu’elle prétende valoir universellement. C’est la contradiction inévitable de toute pensée philosophique : effort d’universalisation rendu toujours incertain par la nécessité d’une recentration personnalisante. On ne peut philosopher qu’en première personne (à condition d’ajouter que cette personne doit chercher la dépersonnalisation par des procédures de décentration critique et théorique). Or un programme d’enseignement national ne peut s’établir sur la base d’une philosophie personnelle. Ce serait singulièrement nuisible. Mais comme il n’existe pas de philosophie « neutre » ou impersonnelle, nous rencontrons là une difficulté à laquelle se heurte fatalement tout enseignement officiel de philosophie[2].
En outre, la façon dont nous avons caractérisé le problème philosophique est bien trop technique pour des élèves de Terminale. Un des motifs principaux du colloque qui nous réunit ce samedi 10 juin est précisément la difficulté des élèves à problématiser. Enfin, la pensée philosophique ne se limite pas à la formulation de problèmes spécifiquement philosophiques – les problèmes demeurent le plus souvent implicites. Elle est même bien plus large que le travail de problématisation, car il y a mille façons de philosopher et mille styles philosophiques. Peu de philosophes de la tradition ont formulé et traité ce que nous repérons ici comme des problèmes spécifiquement philosophiques. Cela tient d’abord au fait que le propre de la philosophie évolue avec le contexte : aux époques d’indistinction philosophie-science, les problèmes que nous qualifions aujourd’hui de scientifiques sont des problèmes philosophiques. Ensuite, la pensée philosophique est vagabonde et fait sienne toute nourriture intellectuelle, sans égard pour la question de savoir si elle est sur un terrain qui lui est spécifique ou bien si elle empiète sur un autre. Il est bon de poser des frontières, et il est bon aussi de les assouplir, sans quoi on finirait par penser étroitement. En somme, un livre, un texte ou une dissertation peuvent être philosophiques sans qu’on y repère l’énoncé explicite de problèmes comme définis plus haut.
Par conséquent, du point de vue pédagogique, nous devons revenir à notre première approche de la problématisation et demander aux élèves (et étudiants) ce qu’il sont capables de fournir. A savoir : qu’ils d’explicitent les enjeux de la question qui leur est soumise, qu’ils montrent son intérêt et son domaine d’application, qu’ils indiquent les difficultés auxquelles elle se heurte, et cela au moyen de distinctions conceptuelles opportunes (les « repères » du programme fournissant ici un bon support). D’où notre quatrième approche de la problématisation (définition pédagogique) : problématiser, au sens minimal, c’est montrer l’intérêt d’une question en faisant apparaître les difficultés que son traitement va rencontrer.
Réformes à engager
Si les élèves ne sont pas capables de problématiser en ce sens minimal (ce qui est de plus en plus le cas), alors il faut envisager un traitement pédagogique et institutionnel de cette difficulté. Nous entrevoyons trois « solutions ». La première, la solution conservatrice, consiste à ne rien changer des programmes ni des exigences officielles : le professeur adapte son enseignement et sa pédagogie à la classe dont il a la charge – comme le font les enseignants quotidiennement dans leur pratique professionnelle. En effet, il peut paraître choquant de niveler les programmes pour les adapter au niveau des élèves les plus faibles. Cet argument peut s’entendre. La deuxième solution, la pragmatique, cherche à faire évoluer les programmes parallèlement à la réalité scolaire. De même que l’exercice de l’explication de texte a été adapté pour les séries technologiques, il doit être possible de revoir les exigences de la dissertation dans un esprit similaire. Puisque c’est un fait que les élèves de ces séries sont rarement capables de problématiser, une bonne pédagogie peut les y aider. N’y a-t-il pas en effet de l’hypocrisie, voire de la tromperie, dans le fait de maintenir inchangées des exigences que l’on sait insoutenables ? D’une façon générale, le droit et les institutions ne s’adaptent-ils pas nécessairement à la réalité sociale ? Cet argument aussi peut s’entendre.
La troisième « solution », la réformatrice, déplace la question du terrain de la pédagogie en classe de philosophie vers celui de la politique scolaire globale. Si les élèves ne savent pas problématiser au sens minimal explicité, c’est qu’ils n’ont tout simplement pas le niveau de la classe de Terminale. Et s’ils n’ont pas le niveau de cette classe, ils n’ont pas à s’y trouver. Il faudrait donc revoir l’ensemble du système de formation et de sélection scolaire antérieurement à cette ultime année de lycée. Les difficultés de français que rencontrent certains élèves ayant passé une quinzaine d’années sur les bancs de l’École républicaine montrent qu’ils ont très peu (trop peu) profité de ce système (pour des raisons sociales, culturelles, économiques, linguistiques, pédagogiques, institutionnelles, familiales et/ou personnelles – il ne nous appartient pas ici de préciser les déterminismes et responsabilités). Or par quel miracle des élèves qui n’ont guère mis à profit les années antérieures profiteraient-ils subitement de l’année de Terminale ? L’expérience montre que ce miracle n’a pas lieu. Les chefs d’établissement comme les collègues en sont souvent réduits à prier pour que ces élèves aient leur Baccalauréat, tout en sachant parfaitement qu’ils n’ont pas le niveau correspondant aux exigences officielles de celui-ci. Nous sommes contraints de faire ce double constat attristant : le redoublement est, sauf exception, inefficace (beaucoup d’études le montrent), et le non-redoublement ne l’est pas moins. A moins de trouver une façon inédite de hisser tous les élèves à un niveau acceptable durant l’ensemble de leurs parcours scolaires (par manque d’imagination ou par pessimisme, cela ne nous paraît pas faisable dans un délai raisonnable), deux issues se présentent : baisser officiellement le niveau requis en Terminale et au Baccalauréat (ce que nous ne préconisons pas) ou orienter les élèves prématurément (quitte à revoir la politique de re-scolarisation pour éviter qu’un individu voit sa vie entière déterminée par quelques années de scolarité douloureuse).
À défaut de réforme, nous sommes condamnés à perpétuer une alternative qui nous est familière : humilier les élèves en difficulté en les notant selon leur niveau (mais est-ce supportable sans dommage collatéral de se voir rappeler, année après année, son impuissance à répondre aux attendus scolaires ?) ; les tromper en leur faisant croire qu’ils ont un niveau acceptable, et reporter le problème en d’autres lieux (l’Université et le monde professionnel). Dans les deux cas, on forme des mécontents (y compris parmi les collègues, qui ne font pas ce métier pour humilier ni pour tromper). Si nous étions convaincus pour notre part que les attendus scolaires étaient des violences symboliques arbitraires, nous proposerions volontiers de les revoir, mais c’est loin d’être le cas. Pour ne prendre que l’exemple de la philosophie, il n’y a rien d’arbitraire dans les exercices de la dissertation et de l’explication de texte : savoir construire un problème et comprendre un auteur sont bien plus que des artifices destinés à (re)produire de l’inégalité. En outre, les exigences sous-jacentes à ces deux exercices (le niveau de français, la culture générale, l’aptitude à raisonner, analyser, synthétiser, etc.) ne nous semblent pas non plus arbitraires. Il est essentiel que le bon usage du français reste un critère scolairement déterminant en France, et en particulier dans la classe de philosophie (« ce qui se conçoit bien s’énonce clairement »). Quant à la culture générale, est-il besoin de préciser pourquoi il serait fâcheux qu’elle fasse les frais des politiques de lutte contre les inégalités ? Ce serait prendre le problème par le mauvais bout. Pour toutes ces raisons – et pour bien d’autres que nous ne pouvons traiter ici –, il nous semble que le problème du problème (philosophique) doit se penser, du point de vue éducatif, dans l’horizon du problème scolaire en général. La question est moins de savoir comment les enseignants de philosophie pourraient parfaire leur pédagogie, que celle de savoir comment l’Education Nationale pourrait remplir son rôle.
- [1].Nous donnons ici une version simplifiée des développements de notre ouvrage Puissance et impuissance de la réflexion (Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2017) – Partie III : « Nature et exigences de la pensée philosophique ». ↑
- [2]. Nous traitons ce point (trop rapidement) dans « Difficultés et curiosités de l’enseignement de la philosophie en France », 2017 (à paraître). ↑