La Régionale de l’APPEP de Lyon a réuni ses membres au Lycée du Parc, 1 boulevard Anatole France, Lyon 6ème. L’ordre du jour était de produire une critique synthétisée du nouvel Enseignement Moral et Civique (EMC), à partir d’une sollicitation des professeurs de philosophie, adhérents ou non de l’APPEP, en s’appuyant sur deux documents : la lecture du projet du CSP rendu public le 18 décembre dernier et une première analyse proposée par le Bureau Régional. Voici le résultat de ce travail collectif.
La première remarque soulevée par l’Assemblé réunie, concerne le caractère vague, pour ne pas dire incomplet du texte produit par le Conseil Supérieur des Programmes. Il est clair que le projet de l’Enseignement Moral et Civique (EMC) s’inscrit dans une certaine continuité avec l’Education Civique Juridique et Sociale (ECJS), tant du point de vue d’une politique d’enseignement que de ceux du contenu et de la forme. Est-ce à dire que L’EMC posera les mêmes problèmes ?
Tout d’abord, des points de vue formel et contextuel. Le texte affirme que toutes les classes se verront accorder le même volume horaire. Mais quel est-il ? Consistera-t-il en une heure par quinzaine, comme actuellement pour l’ECJS ? Si tel est le cas, ce volume horaire est-il pertinent par rapport aux objectifs de préparation à la vie citoyenne ?
Nous remarquons alors une différence de contexte dans le déploiement et le déroulement de cet enseignement. L’ECJS, jusqu’à la fin de cette année scolaire, est reconnue comme « une composante maintenant établie de l’enseignement » et des programmes. Schématiquement, nous pourrions dire que l’ECJS se fait en classe. La situation est tout à fait différente pour l’EMC qui, lui, « prend également appui sur les différents dispositifs qui organisent la vie des élèves dans les établissements (conseil de la vie lycéenne, heures de vie de classe, comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté) ». Cette fois, le professeur en charge de l’enseignement n’est plus seulement visé, car « la formation morale et civique est de la responsabilité de toute la communauté éducative en raison des objectifs poursuivis par cet enseignement. » Tout concourt ici à inscrire l’élève, citoyen en devenir, au milieu d’adultes déjà citoyens donc. Il y a une équivoque. N’était-ce pas déjà le cas ? N’est-ce pas déjà ainsi que par la mimêsis se constitue habitus ? Ne pourrions-nous pas y voir le projet de construire de toutes pièces un habitus ? Cela suggère d’une part que l’appropriation et l’incorporation de l’être-citoyen ne se fait plus seulement dans les familles, mais doit se faire également à l’école. Cela implique que l’école soit l’un des premiers espaces politiques pour les jeunes, que l’école est une polis, comme nous le dit la cité scolaire.
Mais l’école n’est pas la véritable société, elle est un théâtre où chacun se prépare à jouer son rôle de citoyen. L’élève devrait donc être mis sur le devant de la scène, pour qu’il tienne son rôle dans la durée et l’engager dans sa responsabilité, sous une forme ludique et pédagogique. L’EMC apporte avec lui une réforme, une refonte totale et holistique de l’école, ce qui ne manque pas de faire problème. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il n’y a jamais de véritable représentation au théâtre de l’école, seulement des répétitions où le futur citoyen est et restera élève. Nous retenons alors le caractère propédeutique, initiatique de l’EMC à la citoyenneté qui repose sur une praxis continuée.
Ensuite, l’Assemblée se demande comment sera réparti et traité ce nouvel enseignement. L’ECJS jouit d’une tradition forte de traitement ou de prise en charge par nos collègues d’Histoire-Géographie, parfois de Sciences Economiques et Sociales. Sans indication claire du texte, comment justifier et faire valoir nos prétentions à assumer cet enseignement auprès de nos collègues, dans un contexte où chaque discipline voit son volume horaire sans cesse réduit par les réformes successives ?
Chacun reconnait la tonalité philosophique du projet. De ce point de vue-là, il est pertinent et souhaitable que les professeurs de philosophie se voient attribuer l’EMC en priorité, notamment pour les classes de Terminale. Cela peut être considéré comme une application de notre discipline à deux objets particuliers, sur une durée permettant de les traiter avec le sérieux et la rigueur de la philosophie. Il nous semble possible de dire que la prise en charge de cet enseignement peut être un véritable pont et une vraie continuité avec notre propre enseignement et en ce sens, parfaire la formation des élèves au jugement réfléchi.
Mais ce projet ne nous est pas uniquement destiné. Les collègues d’HG comme nous l’avons déjà dit, mais aussi ceux de français et de SVT, sont également concernés. Et cette mobilisation de disciplines est motivée par un enseignement qui dans son essence se veut interdisciplinaire. L’occasion est sans aucun doute heureuse de travailler avec nos collègues d’autres disciplines. Mais si cela vaut en théorie, ou dans l’intention, comment cette interdisciplinarité sera-elle traitée administrativement ? Y aura-t-il un professeur référent pour l’année, puis des participations occasionnelles de collègues ? Ou bien tels professeurs auront-ils à charge d’assumer le premier item au programme (« pluralisme des croyances et laïcité » pour les professeurs d’Histoire – Géographie, de Français ou de Philosophie) et tels autres le second (« bioéthique » pour les professeurs de Sciences de la Vie et de la Terre ?). Il est à craindre que l’EMC, comme l’ECJS, ne soit la source de conflits et ne se transforme qu’en une variable d’ajustement d’emploi du temps ou de traitement du programme. Il nous semble impérieux que le projet apporte des précisions sur ce point-ci, à l’heure où les établissements se construisent de plus en plus « à la carte », où l’ancienneté des collègues installés de longue date dans les établissements induit des traditions locales qui contribueraient à une inégalité de traitement de l’EMC et des professeurs eux-mêmes.
Prenant appui sur ces remarques, les collègues présents ont évoqué la question de l’adéquation entre le projet de l’EMC et le problème qu’il entend résoudre. Comment, dans une société apolitique dont les rapports au religieux sont sources de conflits croissants, un enseignement aussi secondaire pourrait-il constituer un temps de préparation à la citoyenneté laïque ? Et quelles seront les ressources mises à la portée des professeurs pour les accompagner dans cet enseignement ? De nombreux professeurs rencontrent des oppositions de plus en plus fortes dans leur classe selon les notions au programme traitées, selon que ce soit un homme ou une femme qui enseigne. Quels préparation et accompagnement les professeurs auront-ils pour leur permettre d’enseigner et d’évaluer sans détour les compétences de nos futurs citoyens ?
L’ambition du projet est de raviver le sentiment d’appartenance à la nation française, les principes, lois et valeurs qui la définissent. N’est-il pas alors paradoxal, au vue de l’objectif envisagé, d’asseoir un tel enseignement sur la doxa et une praxis incertaine ?
Comment l’Ecole peut-elle jouer pleinement son rôle dans la préparation à la citoyenneté ? A une époque où le rite de passage de la minorité à la majorité est ineffable, diaphane, relégué à une journée d’appel sinon à l’intimité de familles de moins en moins impliquées dans la chose publique, y a-t-il encore les conditions de possibilité de développement d’une conscience citoyenne ou civique dans notre jeunesse ? Autrement dit, comment les jeunes s’approprient-ils aujourd’hui leur citoyenneté ? Ne sont-ils pas laissés pour compte, livrés à un empirisme dont les occasions de faire l’expérience de leur citoyenneté à la première personne ne sont que trop rares ? Si l’Education Nationale entend accompagner ses élèves vers cet apanage de l’adulte, saura-t-elle faire avec l’EMC de l’école une polis ? Le présupposé techniciste qui préside à la valorisation de « compétences » est-il apte à construire les conditions d’une citoyenneté active et réfléchie ?
Nous avons évoqué les liens de continuité (ou de rupture) entre l’ECJS et l’EMC. Cette première n’est visée qu’en tant que modèle pédagogique. La forme serait donc la même, mais le fond non ? Qu’y a-t-il de différent ? La coloration, ou la teinte institutionnelle se fait plus discrète : les connaissances qu’elle supposait ne sont plus retenues comme finalité de l’EMC, mais comme moyen d’acquérir des compétences. Ce renversement pose problème.
L’EMC semble acter un changement de paradigme pédagogique : de l’ancien cours descendant décrié à l’élève « apprenant ». Ce passage d’une école du passé vers une autre école, une future école possible, émerge dans les modalités de réalisation de l’enseignement : le débat, le TPE ou encore le partenariat. Cette forme ouverte de l’EMC suppose l’engagement des élèves, et de ce point de vue-là, entend faire de facto de l’élève l’acteur de ce que pourrait lui apporter cet enseignement (élève « apprenant »). Nous soulevons alors la question de l’articulation des connaissances aux compétences. En somme, fonder cet enseignement sur les compétences, n’est-ce pas l’occasion d’introduire une nouvelle sophistique plutôt qu’une vertu ? Ou bien, mais cela devrait-être dit, y a-t-il le projet de (re)fonder un habitus du citoyen ? En effet, le cadre ou l’objectif semble déborder celui de la loi du 16 mars 1998, relative à la nationalité, qui confère à l’Education Nationale « la présentation des principes fondamentaux qui régissent la nationalité française ». L’EMC ne se contente plus d’énoncer, mais d’incorporer ces principes dans les deux sens d’appartenance à une communauté de citoyens et d’engagement.
A l’occasion de l’idée d’engagement, deux remarques de vocabulaire ont été faites. Ne faudrait-il pas donner la préférence au terme de « individu » plutôt qu’à celui de « personne » ? Les élèves comprennent-ils en effet ce concept juridique ? Et, puisqu’il est question de s’engager dans, vers ou pour quelque chose, le texte ne devrait-il pas préciser la direction du bien commun, de l’intérêt général et / ou encore de la volonté générale ?
Cette question ne nous semble pas anodine. L’EMC constituera un des premiers enseignements par compétence introduit au lycée. De sorte qu’il nous semble légitime de l’interroger du point de vue de la finalité qu’un tel mode éducatif suppose. Si les connaissances ne valent plus pour elles-mêmes mais en ce qu’elles rendent aptes, la formation scolaire ne descend-elle pas au seul rang de formation professionnelle ? Et de ce point du vue, que voudrait dire être compétent à la citoyenneté ? Cela dénote un implicite de performance, d’efficacité. Quel citoyen allons-nous produire ?
En guise de second axe, nous soulevons la question du contenu. Quels sont les sens retenus par le texte de citoyenneté, laïcité et de Morale ?
Le citoyen en devenir est celui qui acquiert l’autonomie du jugement et un comportement moral responsable. Cette définition première est déclinée en « deux registres », « l’un qui vise à cultiver le sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens, l’autre qui développe la volonté de participer à la vie démocratique et peut déjà trouver à s’exercer en milieu scolaire ». L’ensemble parachevé par le développement du jugement critique. En résumé, le thème est classique : tout comme pour notre discipline, il s’agit d’élever la pensée et de la conduire avec des règles, rejetant les croyances et les passions sous la tutelle de la vertu de l’homme éduqué. Cependant, le citoyen n’est-il pas également celui qui est et se définit par la loi ? Si ces éléments sont évoqués, ils ne semblent pas être plus consistants qu’une morale, dont la couleur est explicitement pluraliste, pour ne pas dire relativiste. Comment l’élève peut-il alors se situer dans sa position de citoyen si le message de cet enseignement tend trop facilement vers une morale de tous, soit une morale de chacun. Il semble qu’un travail sérieux et profond soit à mener en amont de la classe de Terminale, et en Terminale, sur le pluralisme en vigueur. Celui-ci contient une difficulté réelle pour les élèves : comment penser une identité commune alors même que tout leur monde scande la valeur intrinsèque des identités communautaires ? Entendons-nous. Nous ne dénions pas le pluralisme. Mais nous soulignons le risque déjà relevé d’un discours confus qui laisserait croire aux élèves que tout est égal, qui laisserait la tentation dans leur esprit de hiérarchiser les différences et singularités communautaires et en ce sens, de produire l’exact opposé de l’objectif qu’entend réaliser l’EMC.
Quelle position le texte nous propose-t-il sur la distinction entre morale, moral, moralité et moraliser ? Nous l’avons dit, le premier écueil est celui de la promotion d’un discours de la forme « chacun peut faire ce qu’il veut tant que cela ne pose pas de problème à autrui ». Sommes-nous dans un jugement éclairé, réfléchi et critique ? N’y a-t-il pas un risque de produire un enseignement caricaturé, malhabile, surtout si celui-ci se construit sur le débat, le TPE ou encore le partenariat ? Cette remarque nous conduit à penser l’absence d’un terme au sein du projet : celui de problématisation.
Pour illustrer ce point, nous nous référons aux tableaux présentés dans le projet du CSP. Les connaissances figurant dans la seconde colonne du programme doivent-elles seulement être utilisées dans le débat argumenté pour amener les élèves à comprendre que l’on peut défendre une opinion dans le respect de l’opinion de l’autre? Ou bien le débat argumenté doit-il également, et surtout, les conduire à dépasser leurs préjugés en suscitant un intérêt pour le savoir, et à reconnaître dans les connaissances de la seconde colonne l’objet de leur recherche? Les connaissances sont-elles des instruments pour le débat argumenté, ou leur appropriation par les élèves est-elle conditionnée par une problématisation réflexive mettant en œuvre les concepts acquis avec l’étude des notions du programme? Il nous paraît alors important de souligner que sans une approche problématisante, sans le travail par lequel le professeur guidera l’élève vers la problématisation même du programme d’EMC qui lui est proposé, nous voyons mal comment cet enseignement pourrait éviter le sort d’une discipline superficielle, dont le principal défaut sera d’alourdir l’emploi du temps des classes au détriment des disciplines.
Pour la Régionale de Lyon, les membres du Bureau :
Françoise Belleville, Maxime Chédin, Julien Fonollosa, Laure Jabrane, Jean-Louis Lanher