Cogito, ergo sum : l’affaire est pliée, la philosophie du sujet commence et la communauté humaine devient problématique. Le philosophe n’écrit-il pas dans la première partie du Discours de la méthode : « Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison ; mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne. » ? On rétorquera avec justesse, mais en vain que la raison ou le « bon sens » est en chacun, en reprenant ainsi la première page du Discours et que c’est donc en soi et par soi que l’on découvre l’universel car n’est-ce justement pas la preuve que le sujet n’a pas besoin des autres pour penser ?
Pourtant le cogito, le « je pense », ne se comprend pas ainsi pour quelques raisons bien précises.
1) Il n’a de sens que par rapport à une question que Descartes se pose et que tout le monde pourrait se formuler : y a-t-il quelque chose d’évident, autrement dit quelque chose d’indiscutablement clair pour notre entendement, c’est-dire notre capacité de concevoir ? Pour traiter cette question, il a une idée lumineuse : pratiquer un doute méthodique et systématique. Sur ce point, l’on ne peut que se reporter à la quatrième partie du Discours de la méthode ou à la première des Méditations métaphysiques.
2) Parce qu’il s’agit de s’interroger sur les fondements de la science et non de la vie, comme la troisième partie du Discours le précise, le doute ne saurait porter sur la réalité sociale. Celle-ci est hors de cause. Je ne suis pas seul au monde, je le sais avec certitude avant même de douter des capacités de mon entendement. Il est des certitudes qui ne relèvent pas de l’évidence intellectuelle ou de la science.
3) Le cogito met en évidence ma réalité d’être pensant. Mais qu’est-ce que cette « chose qui pense » que je suis ? « (…) Une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent » (Deuxième Méditation). Autrement dit, penser ce n’est pas seulement concevoir (avoir des concepts). Il faudra attendre la cinquième Méditation et, surtout, la sixième, pour comprendre que certains « modes » du penser comme la sensation et l’imagination supposent le corps ou, mieux, le lien intime de la pensée et du corps qui caractérise le « vrai homme » (Le Monde, AT XI 202 ; Discours de la méthode, AT VI, 59) qui n’est ni pur esprit ni simple corps. Conséquence : ce n’est donc qu’au point de vue de l’entendement, du concept, que je n’ai affaire qu’à moi-même.
4) Mais cela même n’est pas exact car je ne peux me concevoir sans l’idée de Dieu (« J’ai premièrement en moi l’idée d’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même »). Quand bien même l’on ne serait pas convaincu par les preuves de l’existence de Dieu que Descartes donne, on voit bien le problème que le philosophe veut ainsi résoudre : qu’est-ce qui m’assure que les évidences que je ne peux nier sont vraies ? Pourquoi sommes-nous convaincus que même les mathématiques sont incontestables ? Ne se pourrait-il pas, après tout, que 1 + 1 ne soit pas égal à 2 ? Si, nous ne pouvions nous assurer que notre esprit est créé par un être parfait, rien ne s’opposerait à l’hypothèse selon laquelle ces idées n’auraient de valeur que pour nous. Il serait alors impossible de parler de savoir. Si je sais, c’est que mon intelligence même n’a pas affaire qu’à elle-même, je suis en rapport avec ce qui garantit l’universalité des idées conçues « clairement et distinctement ».
5) Quand il n’est plus question de science et justement parce qu’il n’en est plus seulement question comme on le voit dans Les Passions de l’âme où la connaissance scientifique ne dépasse pas la physiologie et vaut surtout comme méthode, on voit bien, alors, que l’existence d’autrui ne fait aucun doute. Comment comprendre autrement les analyses pointues du philosophe concernant ces passions que sont l’amour et ce qu’il appelle la générosité ?
Dans ces conditions, on ne saurait lui reprocher d’avoir manqué le concept d’intersubjectivité, précisément parce que ce dernier n’envisage la relation à autrui que sur la base de la seule notion de sujet. Notre objectif n’était pas ici de défendre Descartes à tout prix, mais de nous intéresser à ces préoccupations qui étaient les siennes, mais qui, aussi, sont les nôtres.
Alain Champseix
Si l’on entreprend de douter de tout ce qu’on a reçu en notre créance, comme dit Descartes, pourquoi ne pas douter du sens des mots comme « penser » ou « douter » ?
Merci pour votre question importante. J’aurais tendance à dire que l’on ne peut connaître la pensée qu’en la pratiquant, le doute est une de ses modalités (voir la citation de la deuxième « Méditation » reprise ci-dessus). Douter de la pensée c’est encore douter et, donc, penser. Pour le dire autrement, on ne peut faire de la pensée un objet que l’on considèrerait comme de l’extérieur. En fait, il s’agit de tout le sens du cogito : il est la première réalité qui échappe au doute ou, plutôt, que le doute même met en évidence. Réalité : nous sommes en présence d’autre chose que d’un mot qu’il serait loisible de définir. Il faudrait ajouter encore ceci : la pensée n’est pas une abstraction dans la mesure où elle est inséparable de moi-même et moi-même inséparable d’elle. Douter de sa pensée ce serait douter de soi mais douter c’est, entre autre choses, être soi. Aussi Descartes peut-il montrer que tant que l’on ne fait que répéter des préjugés, c’est au fond soi-même que l’on met à l’écart et, pour le coup, le mot « je » n’est au fond qu’un mot passe-partout.
Le postulat de départ de cette réflexion m’apparaît un peu arbitraire : la communauté humaine n’a pas attendu la philosophie du sujet pour devenir problématique. Elle l’est d’emblée parce que l’homme pense et qu’il pense dans toutes les directions, et le plus souvent sans méthode et sans trop se soucier de la validité de ce qu’il énonce. D’où la difficulté de faire vivre ensemble des individus qui pensent tous avoir raison avant même d’avoir proposé une définition de la raison et de définir le cadre dans lequel elle est opérationnelle et assurée d’obtenir des résultats incontestables. Il me semble que lorsque Descartes affirme que son dessein n’est pas de vouloir enseigner la méthode mais seulement de montrer comment il a conduit sa propre raison, il cherche seulement à faire preuve de modestie. Et donc que cette affirmation n’est qu’une formule de politesse. En réalité il sait très bien au fond de lui qu’il est sur la bonne voie et que cette voie est la seule possible pour tous ceux qui cherchent honnêtement la vérité. Du moins la vérité dans les sciences.
Merci pour votre commentaire. Il me semble, toutefois, qu’il aborde une autre question, tout à fait légitime et digne d’intérêt au demeurant : celui des conditions de la société humaine. Comment ne pas vous accorder qu’elles sont problématiques en effet ! Mais Descartes ne dit pas que la communauté humaine n’est pas problématique – il laisse même entendre le contraire dans la « morale par provision » où il se fixe, entre autres, pour maxime, de suivre les lois de son pays non parce qu’elles sont les meilleures, non parce qu’elles sont la justice même mais parce qu’il s’agit de vivre avec les autres : autant dire qu’il ne les sacralise pas et n’essaie pas de dissimuler leur caractère contingent ! – , il signale simplement qu’elle existe. Il laisse même entendre qu’il serait bien immodeste de la part de quelqu’un de vouloir établir un programme politique à lui seul. Mais puisqu’il est question de modestie, je ne crois pas, par contre, qu’il s’agit de cette vertu dès lors que le philosophe affirme que son objectif n’est pas d’enseigner la méthode mais de faire voir comment il a conduit sa propre raison. Certes, il ne s’agit pas d’orgueil non plus mais, plutôt d’une très grande conséquence. En effet, si tout être humain est doué de raison comme cela est affirmé dès la première page du « Discours de la méthode », c’est à chacun de voir comment il peut penser et c’est donc à chacun de voir s’il est d’accord ou pas avec les réflexions conduites par le philosophe. Pour l’heure, Descartes ne recule pas devant ce que sa nature d’être humain lui propose : non pas posséder la raison mais savoir s’en servir. Il y a quelque chose de particulièrement frappant : d’une part, il écrit des méditations où il exerce seul sa raison mais, d’autre part, il demande expressément aux plus doctes de lui envoyer leurs objections.
Il y a deux manières de traiter un concept : soit en le laissant à l’intérieur du système qui aura pu l’entreprendre, soit en le rapportant à ceux auxquels il fait écho mais dont la source est prise à d’autres systèmes. Pourquoi l’origine d’un concept devrait être seulement endogène ? Ce serait du coup faire de la pensée un simple vecteur de doctrines solipsistes, monolithes à la rigidité éternelle sur lesquels leurs sectateurs intransigeants veilleraient indéfectiblement. L’extrémisme est fermeture affirmant l’occlusion de la pensée dans l’artifice huilé de sa doctrine. Alors que l’usage exogène d’un concept ne se fait que l’indice d’un excès de la pensée, n’ayant de perspective assumée que celle qui se veut simple ouverture.
Il s’agit de miser sur un pari et non plus se satisfaire de la qualité architecturale propre à la pensée dans l’unilatéralité doctrinale de ses affirmations. Ce pari est celui de la correspondance des doctrines entre elles, d’un pluralisme au risque de la confusion. Pourquoi ce qui est distinct devrait être clair ? Nous nous trouvons alors devant l’opposition existant entre la démarche du concept et celle de l’intuition. La rigueur n’est donc pas propriété exclusive du concept mais participe aussi et à sa manière à l’activité de l’intuition. Il y a une singularité de l’idée qui dépasse ses universalités, il y a un événement de la pensée qui explique l’horizon de ses doctrines.
Le cogito peut alors, et dans cette perspective du pluralisme exclusif pour ne pas dire excessif, se faire l’écho d’un choix antérieur de la pensée qui renvoie à la volonté de présenter son mouvement dans la tonalité tragique de la réfutation. C’est cette origine qui s’ouvre avec comme horizon celui du raisonnement comme axe exclusif de la démarche du concept et qui enferme la pensée dans l’isoloir de ses objections et démonstrations. Cette origine brosse tout un parcours historique des idées philosophiques que l’on pourrait alors résumer par ce mouvement, qui, de la parole de Socrate, nous destine à la pensée de Descartes.
C’est donc ce chemin du rationalisme, résumé à gros traits, qui montre son devenir et dont l’issu tragique le destine à un simple blocage, à une fermeture de son parcours. Il s’agit d’un blocage logique de la pensée enfermée dans les conséquences que les deux principes du concept auront contractées. Car la perspective du concept est celle de la représentation dont le mécanisme intellectuel s’articule autour des principes de l’identité et de la ressemblance. Mais à l’inscrire dans le parcours de la connaissance dont la visée revient à celle de la vérité, à celle de la perfection assignant la représentation à cette exigence, le risque est alors de river la ressemblance attendue par toute représentation à l’identité revendiquée par le sujet pensant. C’est du moins l’interprétation que l’on peut donner à la démarche cartésienne dans le cadre de sa recherche de l’origine des idées de perfection, d’infini, de vérité.
Comment Descartes ne pourrait-il alors ne pas présenter ce destin solipsiste de la pensée ? C’est du moins pour avoir intuitionné sa démarche en relation avec celle du devenir du rationalisme que cette conséquence aura pu être tirée.
Merci pour ce commentaire très dense. Il me semble – c’est, entre autres, ce que je me suis efforcé d’établir – que le rationalisme et le solipsisme sont deux « choses » totalement différentes et, même, exclusives l’une de l’autre. Pour en rester à Descartes, on pourrait avancer trois idées. a) La morale « par provision » (troisième partie du « Discours de la méthode » montre qu’il ne serait pas raisonnable – ce ne serait pas conforme à la raison – de se considérer comme seul au monde. Penser par soi-même, ce n’est pas penser seul. b) Les preuves de l’existence de Dieu tendent à montrer que la raison ne peut à elle seule prouver qu’elle est dans le vrai. Pour employer un langage moderne, on pourrait dire qu’elle est ouverte ou dépendante du tout autre, non pas d’autrui mais de l’Autre. c) Au terme des « Méditations » – on peut se reporter sur ce point à la cinquième et, surtout, à la sixième -, il est expliqué pourquoi le détour par la science justifie en réalité la pensée la plus commune : j’ai un corps, le monde n’est pas un rêve, il y a bien d’autres hommes (mais ce point avait été déjà indirectement abordé à la fin de la deuxième « Méditation » quand il est question des chapeaux et des manteaux (juste avant l’expérience de pensée du morceau de cire)), etc. Dans ces conditions, il me paraît difficile de parler de fermeture sans compter que la conscience de la nature de la « chose qui pense » va de paire avec celle de l’étendue, laquelle ne pense pas : pour l’étudier, il faut autre chose que spéculer sur le monde : il faut l’aborder mathématiquement et sur la base de l’expérimentation. C’est plutôt l’animisme (rationalisme incomplet) qui pousse à croire que les chose matérielles sont comme nous, ont des pensées. Leur altérité n’est pas mise en évidence. Autre point, vous demandez : « Pourquoi ce qui est distinct devrait être clair ? » Vous faites, en gros, l’objection que Leibniz fit à Descartes mais il se trouve que ce qui oppose ces deux philosophes tient justement à l’essence du concept : selon l’Allemand, il est uniquement discursif alors que pour le Français il est intuitif pour les raisons qu’il expose dès les « Regulae » et que le « Discours de la méthode » ou les « Méditations » confirment tant ils poussent à soutenir une idée originale : il y a une intuition intellectuelle. Sans doute, faudra-t-il attendre Kant pour prendre cette question à bras-le-corps.