III.11 – La laïcité pour la fraternité

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Après les attentats de janvier 2015, le philosophe Abdennour Bidar renoue avec une tradition laïque remontant à Edgar Quinet, qui reconnaissait dans la fraternité un principe structurant de la société laïque, supérieur à toutes les religions, et dans lequel chacune peut retrouver le meilleur d’elle-même (voir texte IV.2.). Mais la fraternité universelle est souvent soupçonnée de religiosité rampante, de naïveté idéaliste et de sensiblerie moralisante qui exonèrent le politique de ses responsabilités. La référence à la fraternité a même connu pendant la période des Trente Glorieuses une éclipse relative, la laïcité s’étant reposée sur les acquis du programme du Conseil National de la Résistance pour s’installer trop confortablement sur ses bases institutionnelles et sur un affaiblissement de l’influence sociale des religions qu’elle avait cru, à tort, irréversible. Un nouveau déclin de la référence à la fraternité, plus radical, est perceptible depuis les années 1990 sous l’effet de l’invasion conjointe de l’individualisme, du communautarisme et de la xénophobie. Le communautarisme religieux et le nationalisme xénophobe ont montré leur redoutable efficacité en miroir, en se présentant chacun comme une alternative à l’individualisme et à la solidarité républicaine, à partir de la fraternité close de la religion ou de l’ethnie. Abdennour Bidar montre que la fraternité universaliste associée à la liberté et à l’égalité républicaines, nullement opposable aux religions ni à la nation française, permet de promouvoir une solidarité qui surmonte l’opposition de l’individualisme de la loi du plus fort et du holisme d’une société uniforme.

La fraternité correspond en effet à la dimension proprement sociale de la laïcité, de coopération, de solidarité, de mutualité et d’entraide, contre les relégations, les fragmentations et les exploitations. À travers elle, s’institue une relation qui déborde les liens institutionnels objectifs. Elle met l’accent sur des pratiques concrètes et des relations interpersonnelles. Sans doute présume-t-elle également que l’accord entre les hommes n’est pas seulement obtenu au terme d’une guerre, comme le soulignait en 1960 Emmanuel Levinas, pour qui « les institutions laïques qui placent les formes fondamentales de notre vie publique en dehors des préoccupations métaphysiques, ne peuvent se justifier que si l’union des hommes en société, si la paix, répond elle-même à la vocation métaphysique de l’homme. Sans cela, le laïcisme ne serait que la recherche d’une vie tranquille et paresseuse, une indifférence à l’égard de la vérité et des autres, un immense scepticisme. Les institutions laïques ne sont possibles qu’à cause de la valeur en soi de la paix entre les hommes. Mieux qu’une condition formelle ou négative (…), la société s’affirme, pour les amis de la laïcité, comme valeur positive et comme valeur primordiale », (Emmanuel Levinas, Les imprévus de l’histoire, préface de Pierre Hayat [Fata Morgana, 1994, p. 181], Le Livre de Poche, 2007, p. 159).

 

Dans le contexte de la France d’aujourd’hui, la fraternité peut s’affirmer comme la motivation positive des combats contre les rejets et les exclusions. Aussi, la troisième composante de la devise républicaine n’a-t-elle pas épuisé son énergie créatrice, sous réserve d’être portée par une volonté qu’Abdennour Bidar nomme « décision de fraternité ». La reconstruction de la solidarité laïque est à l’ordre du jour.

 

Dans les mois et les années qui viennent, chacun d’entre nous sera placé devant ce que j’appelle la décision de fraternité. Un choix très simple : la pulsion de rejet et d’exclusion, ou la volonté de rassemblement, de réconciliation. C’est une décision à prendre sur le plan personnel et collectif. Elle concerne chaque conscience, chaque citoyen, chaque leader politique, chaque courant d’idées, chaque « communauté ». Il est rare qu’une nation entière ait ainsi l’opportunité de faire un tel choix d’elle-même. C’est le signe même d’un moment historique.

Cela vaut aussi bien pour les athées que les croyants, aussi bien pour les juifs, les chrétiens, que les musulmans, aussi bien pour les Français « de souche » que pour les immigrés de fraîche ou longue date. Chacun va devoir choisir entre la fraternité universelle ou le repli sur soi, la grande famille humaine ou la petite tribu identitaire. Soit je continue de dire « c’est mon frère », « c’est ma sœur » en parlant exclusivement de ceux qui ont la même origine, la même croyance ou le même compte en banque que moi, et je rate la marche de ce qui est en train de se passer maintenant en France. Soit je suis capable de mettre mes propres pas dans le sens de l’histoire, et je marche alors avec tous ceux qui veulent aujourd’hui s’engager pour faire exister concrètement, réellement, quotidiennement, la fraternité la plus large. Du côté de tous ceux qui ont compris que la fraternité universelle est la valeur qui a le plus de valeur.

La fraternité est restée pendant trop longtemps la grande oubliée de notre devise républicaine. Or, elle en est le cœur secret : sans elle, la liberté et l’égalité sont un idéal vide, parce que si je ne perçois pas l’autre comme mon frère, que m’importe en réalité son droit à la liberté, et en quel sens abstrait serait-il mon égal ?

Des trois sœurs, c’est elle qui a le plus de génie ! Voilà pourquoi il faut renverser l’ordre de notre devise, la faire passer en premier : « Fraternité, liberté, égalité. » Car elle seule peut empêcher efficacement la liberté de basculer dans l’individualisme. Elle seule peut empêcher efficacement l’égalité de basculer dans l’affrontement entre ceux qui estiment avoir les mêmes droits. Si l’on ne veut pas que s’installe la guerre des libertés et le conflit des égaux, il faut nécessairement qu’il aient appris d’abord à se considérer comme frères. Il faut qu’ils aient été éduqués à se soucier de la liberté et de l’égalité de l’autre, et de ce souci pour autrui, seul un frère est pleinement capable. Sans expérience de proximité, sans relation d’estime, sans cette amitié sociale dont Aristote déjà faisait la clé de la justice dans la Cité, le maintien de notre liberté et notre égalité ne pourront compter que sur les lois et la police, jamais sur nos cœurs.

 

Abdennour BIDAR, Plaidoyer pour la fraternité, Albin Michel, 2015, pp. 67-69.

 

Chapitre IV – Sources et installation de la laïcité scolaire

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