par Patrice Henriot, ancien vice-président de l’Appep
C’est une Assemblée générale réunie le 30 mars 1947 au lycée Louis-le-Grand qui créa l’Association des Professeurs de philosophie de l’enseignement public. Les premiers statuts furent approuvés par un referendum clos le 12 juillet 1947. Le premier Bureau national réunissait, sous la présidence de Louis-Marie Morfaux, des professeurs de l’enseignement secondaire, des classes préparatoires et de l’enseignement supérieur : Ferdinand Alquié, Jean Hyppolite, Raymond Polin, Clémence Ramnoux, Michel Alexandre, Etienne Borne, Dina Dreyfus -alors madame Lévi-Strauss-, Jean Laubier.
Avant la guerre avait existé une Amicale des professeurs de philosophie des lycées et collèges dont le président, Charles Serrus, mourut en mai 1946. De 1947 à 1994 il n’y eut que deux présidents de l’Appep : Louis-Marie Morfaux (1946-1969) et Jean Lefranc (1969- 1994).
Lorsqu’en 1987 Jean Lefranc écrit un éditorial célébrant les quarante ans de notre association (L’Enseignement philosophique, 38 ° Année, Numéro 2, p. 1), il note, évoquant la préhistoire de l’association, que « le premier numéro de notre Revue date seulement de décembre 1950 ». Auparavant ne paraissaient que de petits bulletins de quelques pages (parfois un seul feuillet). Sous le titre « cotisations reçues », le bulletin de juillet 1946 publie une liste d’environ 100 noms, chiffre honorable en proportion du nombre des professeurs de philosophie d’alors (probablement autour de 600). En 1950, l’effectif approche les 200 adhérents. Mais surtout, Jean Lefranc observe que déplier les anciens bulletins permet de « retrouver les préoccupations qui sont encore les nôtres ». Le 23 juin 1991, à l’Assemblée Générale réunie au lycée Janson de Sailly, le dépouillement des élections révèle 220 suffrages exprimés et 11 bulletins nuls. L’association compte 1110 membres à jour de cotisation.
Louis-Marie Morfaux (1904-1999)
Par son action, son enseignement et ses écrits, Louis-Marie Morfaux illustra la tradition vivante de l’enseignement philosophique français. Orphelin de père à l’âge de huit ans, il poursuivit ses études grâce à différents postes de répétiteur ou de professeur-adjoint en province puis à Paris au lycée Henri IV où il put suivre les cours d’Alain. C’est dans ces conditions qu’il fut reçu à l’agrégation de philosophie en 1938. Nommé au lycée de Bourges, il s’engagea dans une résistance active avec le réseau « Eleuthère » rattaché à Libération Nord. Après la guerre, il reçut la médaille de la Résistance des mains du général de Gaulle et fut nommé à quarante-huit ans Chevalier de la Légion d’honneur. Comme l’écrit Jean Lefranc, « le civisme était pour lui autre chose que prétexte à circulaire… ». Nommé en 1946 au lycée Claude Bernard, il y enseigna jusqu’à sa retraite ainsi qu’en hypokhâgne au lycée Condorcet. Chargé de cours à la Sorbonne et à la faculté de Nanterre, il fut aussi membre du Conseil de l’Enseignement du Second Degré comme élu syndical. Sous sa présidence, l’Association des Professeurs de l’Enseignement Public vit augmenter ses effectifs de 237 adhérents en 1951 à 1000 en 1963 (pour 1089 professeurs de philosophie).
Il dirigea une collection consacrée à l’étude des notions figurant au programme de Philosophie de 1973 dans leur solidarité avec les textes des philosophes : Anthropologie, Métaphysique, Philosophie avec Patrice Henriot, L’Homme et le monde et La pratique et les fins avec Françoise Raffin, La connaissance et la raison avec Gérard Guest. Il est l’auteur d’un Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines (Armand Colin, 1980) revu et augmenté en collaboration avec Jean Lefranc sous le titre Nouveau vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
Jean Laubier (1901-1987)
Elève d’Alain dans la khâgne d’Henri IV, Jean Laubier entre à l’Ecole normale supérieure, déjà licencié en Lettres classiques, en 1921. Il étudie une discipline scientifique, la minéralogie. Reçu à l’agrégation de philosophie en 1925, il enseigne successivement à Saint-Omer, Poitiers, Amiens, Lille, puis au lycée Condorcet, en hypokhâgne et en khâgne. Il achève sa carrière à la Khâgne de Louis-le-Grand (1964-1966). Parallèlement à son enseignement propre, il est chargé d’un cours de préparation à l’agrégation (Sorbonne), membre des jurys du CAPES et de l’agrégation, président du jury du Concours général, membre de la commission des livres à l’Institut pédagogique. Il dirige avec Claude Khodoss la collection des « Les grands textes » (PUF) où il publie Auguste Comte, Sociologie (1957) et Auguste Comte, Philosophie des sciences (1974).
Pour notre association, il accepte d’exercer la fonction de trésorier (1970-1975). Mais principalement il est, des origines à 1986, secrétaire de rédaction du bulletin, puis de la Revue. Jean Lefranc témoigne du dévouement et de l’esprit de rigueur qu’il mettait à cette tâche: « il corrigeait avec une sûreté étonnante, avec le même soin une simple coquille, une faute de langue, une référence erronée, une argumentation irrecevable ». Examen des textes proposés, correspondance avec les auteurs, rapports avec l’administration pour les frais d’envoi, demandes de numéros isolés et c.
Un ancien élève de Louis-le-Grand peut témoigner lui aussi. Jean Laubier était un professeur, donc un professeur difficile. Lorsqu’il accepta la khâgne de Louis-le-Grand, en des temps ingrats, il ne s’aida pas des commodités qu’offraient à d’autres la textologie ou un prophétisme pour lequel il avait peu de goût. S’affrontaient ou s’épaulaient alors les tenants d’une scientificité qui méprisait la philosophie et ceux d’un messianisme en quête d’avenir universitaire ou tout simplement de pouvoir. Enseignement sans emphase qui pouvait passer pour sceptique si l’on était pressé de « savoir à quoi s’en tenir ». Il examinait et s’interrogeait plus qu’il ne concluait. Le professeur laissait entrevoir que la pensée est rebelle au langage, ne s’y absorbe pas toute puisqu’elle le rectifie. La correction des dissertations, impeccable de vigilance, ne manquait pas de rendre maussades quelques futurs auteurs et gouvernants : ne pouvait-on pas dire exactement le contraire sur le même objet ? Que répondre à cet exemple embarrassant ? Ceux qui arrivaient bardés de fraîches certitudes, soucieux de manier les étiquettes à systèmes, ne savaient plus très bien qui était « idéaliste », qui « réaliste », qui « matérialiste ». Même les plus résolus n’osaient se proclamer « critiques ». De ses études scientifiques il tirait l’idée que l’esprit se forme par la véritable encyclopédie, cercle raisonné des connaissances.
Ce qu’il publiait prolongeait son enseignement : les textes de Comte, un article sur les difficultés que présente l’explication, dans une classe secondaire, du Discours de la méthode, un article sur « Mathématiques et philosophie » (Revue de l’enseignement philosophique, 1ère Année, n° 4-5 et 6° Année, n° 4). Une sorte de censure accueillit sa Technique de la dissertation philosophique (Masson, 1971) dont l’ironie consistait à intituler Technique un ouvrage où l’on ne trouve pas une ligne de technique, mais des cas précis de questions philosophiques, non une scolastique par le plan en trois parties, mais l’exigence de juger d’une difficulté précise. Sans renvoyer à l’Index de Bonitz ou au Commentaire d’Alexandre d’Aphrodise, ce professeur de Première supérieure cherchait à s’orienter.
Jean Lefranc (1927-2015), président de l’Appep de 1969 à 1994
Selon le mot très pertinent de Charles Coutel (L’Enseignement philosophique, 66° Année, Numéro 1, septembre-novembre 2015), il faut souligner le caractère « combatif-calme » des éditoriaux que, pendant un quart de siècle, Jean Lefranc offrit à la Revue. Il y maintenait le cap, avertissait des dangers, argumentait avec une parfaite maîtrise du propos. Le numéro spécial d’hommage à Jean Lefranc (hiver 2015) s’ouvre sur un éditorial de Nicolas Franck : « Jean Lefranc, tout au long de sa présidence, a été l’âme de notre Association ». Il y voua toute son ardeur et y sacrifia ce qui aurait pu être sa carrière universitaire. Après avoir enseigné aux lycées de La Rochelle (1954-1957), puis d’Arras, Jean Lefranc est reçu à l’agrégation de philosophie ; il est nommé en classes préparatoires au lycée du Mans, puis au lycée Honoré de Balzac et au lycée Henri IV (1965-1969). A partir de 1969, il enseigne à l’Université de Paris IV comme assistant, puis maître-assistant et maître de conférences.
Son action à la tête de l’APPEP s’ordonnait à l’idée de réunir les professeurs de philosophie de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur dans un même service de la philosophie. Elle s’accomplit avec le soutien d’une Inspection générale qu’anima de 1971 à 1983 Jacques Muglioni. De 1973 jusqu’à 1993 les horaires, les programmes et les instructions de l’enseignement philosophique dans les sections générales des lycées furent sauvegardés. Cela ne fut pas sans mal. Les combats furent de tous les instants, quelle que fût l’orientation politique affichée par les ministres en place et la composition de leur cabinet.
L’hommage que lui rend Bernard Bourgeois, éminent traducteur et commentateur de Hegel, professeur à l’université de Lyon, puis de Paris I, dit l’essentiel : « Jean Lefranc fut un philosophe constamment engagé dans le combat pour la défense de l’enseignement de la philosophie, mais plus encore de l’enseignement tout court, dans notre pays et même chez nos voisins européens. C’est ce souci qui l’anima dans l’exercice de ses responsabilités institutionnelles, locales et globales, qu’il s’agît de la direction de l’UFR de philosophie de l’Université de Paris-Sorbonne, de sa participation au Comité national des universités et surtout de sa présidence de l’Association des professeurs de philosophie » (L’Enseignement philosophique, 68° Année, Numéro 1, septembre-novembre 2015, p. 7).
Un témoignage inédit de Jacques Muglioni, doyen honoraire de l’Inspection générale de philosophie, étonnera ceux qui savent ce que fut avec lui la vigueur de l’Inspection générale : « Sans lui, je me serais senti presque sans force. Rares sont les hommes sur lesquels on peut compter à l’heure du plus grand danger ».
Jean Lefranc dirigea le Cahier de l’Herne consacré à Schopenhauer (1997). Il publia L’esprit des Lumières et leur destin (A. Colin, 1997), La philosophie en France au XIX e siècle, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998). Comprendre Schopenhauer, Armand Colin, coll. Cursus, 2002. Comprendre Nietzsche, Armand Colin, coll. Cursus, 2003. Le talent éclate dans les essais qui font de la Revue une publication philosophique et non le simple bulletin d’une « association de spécialistes ». Ainsi « Philosophes à la fenêtre » (29° Année, n° 2, décembre 1978-janvier 1979, pp. 1-6., rapprochant quelques images bien connues : les chapeaux et les manteaux de la deuxième Méditation, l’âme du monde à cheval de la lettre de Hegel à Niethammer (13 octobre 1806), le tumulte de 1848 à Francfort selon Schopenhauer. Fort au fait de l’histoire, il arrache les textes à leur historicité. La même perspicacité habite une profonde connaissance des arts. Dans son essai « Labyrinthe vénitiens » (Revue, 29° Année, n°6, Août-septembre 1979, pp.21-32, le philosophe compose, de chaque vue, la ville dans son unité et dans son unicité. Une série de variations imaginaires remet en question la distinction entre la nature et l’œuvre humaine : « les reflets qui se jouent sur les eaux et les roches, les barques et les murs, ne permettent pas de séparer ce qui est « nature » et ce qui ne l’est pas, un peu comme les marines de Claude Lorrain où de grands escaliers de marbre plongent doucement dans la mer » (loc. cit. p.26). A l’action, Jean Lefranc unissait l’élégance.
Ce que l’enseignement philosophique doit à la pensée et à l’action de Jacques Muglioni (1921-1996) exige une autre étude. Nos collègues le savent, qui lisent L’Ecole ou le loisir de penser (CNDP, 1993, rééd. Minerve, 2017). On y médite le lien entre la philosophie, la République et l’école, et l’évidence qu’il n’y a aucune différence entre s’instruire et enseigner. Le site Septembre.Space poursuit la mise en ligne des Archives Jacques Muglioni.