Aux directeurs et directrices des départements de philosophie
Chères et chers collègues,
Nous jugeons opportun de vous alerter à nouveau sur le sort inquiétant réservé à l’enseignement de la philosophie dans le cadre de la réforme du lycée que le ministère de l’Éducation nationale entend toujours imposer à marche forcée.
La disparition induite par la réforme de 2500 classes de TL aux profils très différents, qui offrent aux élèves un enseignement approfondi de philosophie de 8 heures hebdomadaires, n’aura pas seulement un effet désastreux pour l’enseignement de la philosophie dans le Secondaire. L’ampleur horaire de l’enseignement permet aux professeurs, l’année où ils ont la responsabilité d’une TL, d’enrichir leurs cours de lectures renouvelées ou de mener des travaux de recherche, ce qui a des effets bénéfiques pour l’exercice de leur métier. Mais la filière L est également la source principale des étudiants en faculté de philosophie. Pour les étudiants et les professeurs de philosophie, souvent aussi pour d’anciens élèves, la philosophie en TL fait référence : elle est représentative de l’apport singulier de l’enseignement de la philosophie dans le lycée français.
Dans le contexte de la disparition des séries, le rétablissement d’un horaire hebdomadaire de 4 heures d’enseignement commun en série générale ne compense nullement cette perte quantitative et qualitative considérable pour l’enseignement de la philosophie. À la différence des « enseignements de spécialité » qui pourront parfois bénéficier de classes à effectifs modérés, les « enseignements communs » sont prévus pour être systématiquement dispensés dans des classes surchargées ; cela compromettra gravement la qualité de l’enseignement de philosophie, ou le rendra impossible.
L’enseignement de spécialité « Humanités, littérature et philosophie » (HLP) artificiellement créé par la réforme Blanquer, ne remplace pas cet enseignement approfondi de la philosophie dispensé en TL.
Après avoir refusé toute concertation préalable avec les professionnels de l’enseignement, le ministère a révélé ces derniers jours le programme de cette spécialité HLP. Mais quels que soient les défauts obvies de ce programme hybride, c’est la structure même de cet enseignement qui condamne la spécialité HLP à l’échec.
En effet, loin de favoriser une quelconque pluridisciplinarité, HLP la rend impossible, car elle mélange dans un tout indifférencié l’enseignement littéraire et l’enseignement philosophique, comme si ces deux disciplines ne différaient pas dans leur objet, leurs méthodes et leur finalité. Cette spécialité n’offrira pas aux élèves deux enseignements disciplinaires (littérature, philosophie) qui se feraient écho et permettraient une collaboration fructueuse entre ces deux disciplines. En refusant tout cadrage horaire national, le ministère entend imposer une spécialité qui peut être indistinctement enseignée en Première comme en Terminale par un professeur de philosophie ou par un professeur de lettres. La spécialité HLP fonctionnera donc comme variable d’ajustement horaire des professeurs de lettres et de philosophie, laissée à la disposition des proviseurs.
Faire découvrir à des élèves de 16 ans la philosophie sans un enseignement proprement philosophique dispensé par des professeurs formés à cet effet est une aberration : la philosophie, qui n’a pas été enseignée jusque-là, est placée sur le même plan pédagogique que la littérature, qui est enseignée aux élèves de Première depuis plusieurs années. Une telle confusion ne peut satisfaire ni les professeurs de lettres contraints de s’improviser professeurs de philosophie, ni les professeurs de philosophie qui souhaitent eux-mêmes faire découvrir aux élèves leur discipline. Peut-on imaginer que ce dispositif corresponde aux besoins des élèves ? Ceux d’entre eux qui auront en Première suivi la spécialité HLP, souhaiteront-ils poursuivre un tel enseignement confus ? Se seront-ils fait une représentation favorable de la philosophie avant de découvrir en Terminale l’enseignement commun de philosophie ?
Ce contresens pédagogique qui consiste à mêler dans un programme indifférencié la philosophie, jusque-là inconnue des élèves, avec une autre discipline, déjà connue d’eux, n’est pas propre à la confusion de la littérature et de la philosophie. Un programme qui mélangerait l’histoire et la philosophie, ou les SVT et la philosophie, ne serait guère plus pertinent que celui de la spécialité HLP.
Enfin, nous devons constater qu’à ce jour, ni le programme d’enseignement commun de philosophie, ni l’épreuve d’examen de la spécialité HLP n’ont été rendus publics. Mais comment un enseignement de spécialité peut-il être sérieusement analysé dans l’ignorance du programme d’enseignement commun et dans l’ignorance de l’épreuve d’examen de cette spécialité ? Et comment accepter qu’une épreuve d’examen soit indifféremment corrigée par un professeur de lettres ou de philosophie ?
Les professeurs ne seront pas seuls à s’inquiéter de la fiabilité de l’épreuve d’examen de la spécialité HLP. Les élèves, comme leurs parents, ne manqueront pas eux aussi de s’interroger. Ceux dont le lycée proposera cette spécialité, et qui demanderont à la suivre, l’abandonneront massivement en classe terminale, par crainte légitime de l’épreuve d’examen, à ce jour inconnue. Ils penseront avec raison que l’épreuve sera à l’image du programme et de l’enseignement de la spécialité HLP : confuse et aléatoire ; indifféremment corrigée par un professeur de lettres et de philosophie, en même façon qu’elle aura été indifféremment enseignée par un professeur de lettres et de philosophie, au gré des arbitrages locaux.
Voudrait-on faire échouer cette spécialité, censée compenser la disparition de la filière L, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
Nous nous tenons à votre disposition pour toute information complémentaire et pour toute action que vous jugeriez souhaitable.
Avec mes plus cordiales salutations,
Nicolas Franck
Président de l’APPEP