Pour l’Association pour la Création d’Instituts de Recherches sur l’Enseignement de la Philosophie (ACIREPH), l’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public (APPEP), le Collectif des Professeur.e.s de Philosophie du Second Degré d’Ile-de-France, la Coordination Nationale des Départements de Philosophie de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche
12 février 2018
Objet : Plateforme des exigences relatives à l’enseignement de la philosophie au lycée suite à la publication du Rapport Baccalauréat 2021
Monsieur le Ministre de l’Éducation Nationale,
le rapport Baccalauréat 2021 qui vous a été remis le 24 janvier 2018 comme base à la confection d’un projet de réforme devant être présenté en Conseil des Ministres le 14 février 2018, inquiète l’ensemble de la communauté philosophique française, du second degré à l’université.
Les propositions de cadrage de la réforme formulées par Pierre Mathiot dans ce rapport conduiraient à dénaturer l’enseignement de la philosophie au lycée et nous semblent menacer l’existence même de l’enseignement et de la recherche philosophique dans l’ensemble des formations du supérieure où elle est présente.
Plutôt que de proposer une exégèse point par point du « rapport Mathiot », et de nous placer dans le contexte de ses propositions, nous voulons indiquer les conditions auxquelles un enseignement philosophique pertinent est possible au lycée afin d’assurer aux lycéennes et lycéens les moyens d’une émancipation intellectuelle et d’une citoyenneté critique, mais aussi de maintenir un niveau adéquat de formation élémentaire en philosophie pour garantir la persistance de la recherche philosophique française.
1. Un cadre national unifié pour un volume horaire adapté aux besoins des élèves
Le « rapport Mathiot » insiste sur le projet d’accroissement de l’autonomie des lycées en matière d’offre de formation. Quel que soit le but visé par une telle autonomie (réduction des coûts induits par la diminution du nombre d’enseignants au statut de fonctionnaire, adaptation aux conditions locales du marché du travail, adaptation aux structures sociologiques des publics d’élèves, par exemple) nous considérons qu’elle ne pourrait se faire qu’au prix d’un accroissement des inégalités sociales et territoriales en matière d’accès à l’éducation et d’une destruction du statut des professeur.e.s.
Le volume horaire de philosophie pour les élèves de terminale doit impérativement être fixé nationalement et ne pas être laissé à l’appréciation locale d’un.e chef.fe d’établissement ou de son conseil d’administration, que ce soit en totalité ou en partie. La « réforme Chatel » du lycée qui avait commencé à introduire une répartition locale de 25% environ de Dotation Horaire Globale avait déjà eu des effets dévastateurs pour l’enseignement de la philosophie (suppression de 2/3 des dédoublements) et a creusé les inégalités entre les lycées et donc entre les élèves.
Nous sommes d’ailleurs particulièrement inquiets qu’il ne soit nulle part fait mention des heures de dédoublement dans le rapport Baccalauréat 2021, laissant craindre leur suppression pure et simple. Elles constituent pourtant une condition nécessaire d’un enseignement convenable de notre discipline, en particulier dans les classes des séries technologiques.
Nous considérons qu’un enseignement de philosophie de 2h hebdomadaire ne permet pas d’assurer un enseignement philosophique pertinent et contribuerait à affaiblir le niveau de formation philosophique élémentaire des lycéennes et lycéens plutôt qu’à le maintenir ou à le renforcer. Nous insistons sur la nécessité d’un horaire de 4h hebdomadaires minimum pour les séries générales et de dédoublements systématiques et garantis nationalement dans les séries technologiques afin d’assurer une formation pertinente dans une discipline nouvelle pour les élèves de terminale.
Nous nous inquiétons également du projet de semestrialisation des enseignements corrélée à une structure modulaire de la formation des lycéennes et lycéens. Elle entraverait la réalisation d’une progression annuelle cohérente. Dans le même sens, nous sommes préoccupés par l’idée de remettre en cause la durée normale d’un cours (passant, par exemple, d’une heure à quarante-cinq minutes) ou de la moduler localement. En effet, la construction d’un problème philosophique, l’examen d’une argumentation solide reposant sur des distinctions conceptuelles, l’analyse précise d’un texte philosophique ne peuvent pas se réaliser dans le cadre d’un enseignement soumis à la logique d’une sorte de zapping permanent.
2. Le maintien d’un enseignement philosophique approfondi pour les élèves choisissant la filière correspondante
La disparition apparente des séries de baccalauréat au profit d’une modularité de la formation secondaire des élèves dans le « rapport Mathiot » produirait une nouvelle répartition des enseignements approfondis et de nouvelles conditions d’accès à l’approfondissement disciplinaire. L’enseignement de la philosophie comme spécialité semble disparaître dans le « r 2apport Mathiot » au profit d’une présence en mineure seulement (et d’une éventuelle présence en majeure qui est vaguement évoquée).
Nous considérons que la philosophie doit continuer à faire l’objet d’un enseignement approfondi comme c’est le cas aujourd’hui en Terminale L et pour un volume horaire au moins équivalent. Cette exigence répond à deux ambitions.
– D’une part, un enseignement de philosophie approfondi avec un volume horaire conséquent (8h minimum) offre aux enseignants du secondaire des espaces d’innovation pédagogique, d’approfondissement et de renouvellement de leur culture philosophique ce qui serait impossible si leur service d’enseignement était « pulvérisé » entre un grand nombre de classes à faible horaire. Le système actuel qui assure aux enseignants de philosophie la possibilité d’enseigner en terminale L (8h hebdomadaires de philosophie) environ un an sur deux en moyenne leur permet effectivement de continuer à se former intellectuellement, lire, produire de la philosophie et maintenir une pensée vivante en se tenant au fait de la recherche et des publications actuelles.
– D’autre part, un tel enseignement de philosophie contribue à permettre aux élèves qui le souhaitent de se former plus avant en philosophie afin de préparer leurs études supérieures dans cette discipline ou dans les cursus sélectifs comme les classes préparatoires aux grandes écoles littéraires. Si l’on n’assure plus aux élèves de terminales la possibilité d’un tel enseignement approfondi, c’est l’avenir de la recherche philosophique que l’on menace. La perte de vocations tarira peu à peu les inscriptions en licences de philosophie tandis que la baisse du volume horaire d’enseignement de philosophie au Lycée provoquera une diminution (déjà effective) du nombre de postes mis au concours. Ce sont donc toutes les formations supérieures en philosophie qui seront menacées d’assèchement. Sans ces formations, la recherche philosophique française se cantonnera à une production « grand public » et perdra son rayonnement philosophique international contemporain pour n’être plus qu’une référence à un passé révolu.
3. L’enseignement de la philosophie ne peut répondre à de simples fins d’employabilité ou d’insertion professionnelle
Nous considérons que la philosophie et son enseignement en terminale ne peuvent être considérés seulement comme des contenus à apprendre ou des compétences à acquérir. Si le questionnement philosophique suppose nécessairement l’acquisition d’une culture d’histoire de la philosophie et de savoir-faire techniques d’analyse et de construction des arguments, il répond aussi à la condition de sujet réflexif qui nous caractérise en tant qu’espèce. Tout projet de réforme de l’enseignement secondaire qui tendrait à enfermer la formation des élèves dans une visée de la seule employabilité reviendrait à nier le sens même d’un enseignement philosophique.
De ce point de vue, le projet d’un lycée modulaire, couplé au projet de mise en place de stages en entreprises dès la classe de seconde pour l’ensemble des élèves et de l’instauration d’un horaire dédié dès la seconde à l’orientation dans la logique de l’insertion professionnelle conduirait rapidement à une désertion par les élèves des disciplines jugées peu utiles à l’entrée sur le marché du travail et par là, mécaniquement, à la réduction drastique de leur enseignement. Les éventuelles majeures ou mineures envisagées dans le « rapport Mathiot » seraient de fait peu choisies par les élèves. Ce phénomène serait particulièrement notable dans les quartiers populaires, où le risque du chômage est plus important. La philosophie serait alors l’une des premières touchées et les élèves issus de milieux populaires en seraient les premières victimes
On ne peut d’ailleurs que s’émouvoir du choix récemment fait par le sénat d’introduire dans la loi ORE un amendement donnant aux recteurs le pouvoir de déterminer les capacités d’accueil des formations du supérieur sur des critères de taux de réussite ou de taux d’insertion professionnelle dont on voit mal comment ils peuvent être calculés pertinemment. Les directions de départements universitaires de philosophie, ainsi que les associations et collectif d’enseignants du lycée signataires de la présente estiment donc que le projet qui se dégage du « rapport Mathiot » est incompatible avec un enseignement philosophique pertinent au lycée.
Nous espérons, Monsieur le Ministre, que votre souci affiché de préserver un enseignement philosophique de qualité, accessible à tous, vous conduira à entendre les inquiétudes, les remarques et les demandes que nous nous permettons de vous faire parvenir. Nous nous tenons à votre disposition pour toute concertation visant à renforcer l’enseignement de la philosophie au lycée.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de notre respectueuse considération.
Pour l’ACIREPH, le Président, Frédéric Le Plaine
Pour l’APPEP, le président, Nicolas Franck
Le Collectif des professeur.e.s de philosophie du second degré d’Ile-de-France du 3 février Pour la Coordination des directions de départements de philosophie du supérieur, C. Brun (Maître de conférences, directeur du département de philosophie de l’université Bordeaux Montaigne)
Départements signataires :
Département de philosophie d’Aix-Marseille Université,
Département de philosophie de l’université Bordeaux Montaigne,
Département de philosophie de l’université de Caen Normandie
Département de philosophie de l’université Clermont Auvergne
Département de philosophie de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm
Département de philosophie de l’université de Franche-Comté
Département de philosophie de l’université Grenoble-Alpes
Département de philosophie de l’université de Lorraine
Département de philosophie de l’université Nice Sophia-Antipolis
Département de philosophie de l’université Paris Nanterre
Département de philosophie de l’université Paris 8
Département de philosophie de l’université Paris-Est Créteil
Département de philosophie de l’université Paul-Valéry-Montpellier III
Département de philosophie de l’université de Picardie Jules Verne
Département de philosophie de l’université de Rennes-1
Département de philosophie de l’université de Rouen
Département de philosophie de l’université de Tours
Faculté de philosophie de l’université de Strasbourg
Section de Philosophie de l’UCD Sciences Humaines et Sociales de l’ÉSPÉ d’Aquitaine
Directrices et directeurs de départements de philosophie signataires :
Thomas Benatouil, (professeur) Directeur du département de philosophie de l’université de Lille
David Jousset (Maître de conférences, HDR) Directeur du département de philosophie de l’université de Bretagne Occidentale)
Philippe Grosos (Professeur) Directeur du département de philosophie de l’université de Poitiers.