La banalisation à très grande vitesse de l’intelligence artificielle générative est un phénomène aux amples répercussions, que ce soit à l’Université ou dans les collèges et lycées. L’Appep a enquêté sur ses effets auprès des professeurs de philosophie et peut commencer de témoigner des préoccupations qui émergent du terrain.
Une réalité, tout d’abord, s’impose : les professeurs de philosophie sont presque systématiquement contraints de renoncer à toute évaluation de devoirs faits à la maison. On est au-delà de l’ornière du copier-coller à partir d’un site internet : la source est désormais indétectable et prive le professeur de presque tout argument face à l’élève qui serait de mauvaise foi. Or le remplacement par des devoirs en classe ne se fait pas sans perte : on n’apprend pas à élaborer une réflexion en temps limité seulement. En outre, la substitution de devoirs en classe aux devoirs à la maison est rendue presque impossible par l’organisation des emplois du temps dans le lycée issu des réformes Blanquer.
Les professeurs de philosophie déploient des trésors d’ingéniosité pour éviter que leurs élèves ne recourent à l’IA : devoirs hybrides (commencés par une réflexion à la maison, rédigés en classe) ; recours au cahier d’exercices ; nouveaux systèmes de notation ; travaux sur corpus déterminés et exclusifs appelant des réponses qu’il est absurde de demander à l’IA ; appel à un retour réflexif des élèves sur leurs propres reprises textuelles de réponses générées par l’IA ; réglementations strictes avec échelles de sanctions en collaboration avec l’administration. On le voit : si bien sûr l’IA peut être un outil, il reste à penser avec sérieux et sans démagogie les limites de ses usages légitimes. L’exercice de la pensée ne se délègue pas à une machine, même si certains la disent intelligente.
L’Appep tient enfin à signaler cette leçon de l’expérience des enseignants : les élèves comprennent parfaitement ce que le recours à l’IA peut avoir de nocif pour leur formation intellectuelle. Partir de la disposition bien compréhensible des élèves et des étudiants à se servir constamment de l’IA n’est donc pas de la sollicitude à leur égard. Un souci réel du développement de leur intelligence passerait par des mesures de soutien à la relation professeur-élève, sans laquelle un système d’éducation ne peut que dépérir. Il passerait en particulier par un soutien aux professeurs souvent démunis, dans des situations de fraude manifeste, face aux contestations de parents d’élèves et à l’attitude ambiguë de certains chefs d’établissement. La possibilité même de faire composer les élèves, notamment en philosophie, est en jeu.
C’est malheureusement au rebours de ces nécessités pédagogiques qu’Élisabeth Borne, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a pris position le vendredi 7 février 2025, en annonçant un ensemble de mesures dont la tonalité commune est celle d’un hymne à l’intelligence artificielle, outil prétendument neutre, forcément bénéfique à qui sait s’en servir et auquel on promet des largesses budgétaires[1].
On apprend que dès la rentrée 2025, « les élèves du second degré auront une formation en ligne à l’IA, avec des sessions obligatoires ». Les élèves y apprendront comment bien questionner l’IA, quel en est « l’impact environnemental », quels en sont « les atouts et les biais ». Cette formation, qui durera « entre 30 minutes et 1 heure 30 » sera « supervisée par les professeurs ». Aux professeurs ainsi cantonnés au soutien logistique, il est signalé, au cas où ils l’ignoreraient, qu’ils ont le droit d’utiliser l’IA pour la préparation de leur cours, tout en restant responsables du contenu dudit cours. Des modalités d’évaluation des copies par l’IA sont à l’étude. Et n’est-ce pas de la démagogie qui s’étale sans vergogne, lorsqu’on explique qu’aux professeurs qui ne sont que 20 % à utiliser l’IA, on proposera des formations afin qu’ils rattrapent les élèves qui y recourent dans leur quasi-totalité[2] ? Approuver par principe le recours à l’IA dans le travail des élèves, c’est nier a priori que cela puisse relever de la tricherie. Les enseignants, enfermés dans un piège, seront encore plus démunis face à la fraude et à la mauvaise foi procédurière. Le ministère ne se contente pas de véhiculer implicitement des clichés hostiles aux enseignants. Il complique encore leur tâche.
Si l’idée d’une charte (prête dès ce printemps !) sur les usages de l’IA est un objectif légitime, l’Appep ne saurait se satisfaire de réponses aussi précipitées et aussi peu convaincantes. Sans nul doute, la situation demande une réflexion d’envergure et des réponses courageuses. Mais on ne peut reléguer l’autonomie intellectuelle au statut de finalité secondaire, comme semble le faire la ministre en ne mentionnant qu’au passage l’exigence de « faire comprendre aux élèves qu’ils ont besoin de développer leurs propres capacités ». L’autonomie intellectuelle est le sens même de l’école. C’est au premier chef celui de la philosophie, dont toute la signification scolaire tient à l’idée d’une école qui émancipe par la connaissance authentique, œuvre d’une pensée qui élabore et éprouve par elle-même ses concepts, et non par un rabâchage ou tressage de prétendues données brutes.
Alors que les acteurs de la recherche en psychologie, en sciences de l’éducation, en sociologie et en philosophie commencent tout juste d’explorer la signification socio-anthropologique et les effets socio-éducatifs de l’intelligence artificielle, l’Appep appelle le ministère et les corps d’inspection à prendre des mesures de précaution, en réponse aux difficultés concrètes rencontrées dans les établissements. Un réel souci de la formation intellectuelle, éthique et civile des élèves l’exige : l’enjeu est le développement de leur « capacité d’apprendre et de progresser » (Code de l’éducation, art. L111-1). L’encensement grégaire d’une « intelligence artificielle » supposée être la clé de l’avenir ne saurait être à la hauteur. Pour que les élèves puissent, une fois adultes, faire un usage intelligent de l’IA, il est crucial qu’ils puissent construire leur autonomie en s’appropriant les savoirs qui leur sont transmis. Cette construction suppose que l’institution les protège, le temps de leur scolarité, du recours systématique à l’IA.
Pour ces raisons, l’Appep demande au ministère de se mettre à l’écoute des professeurs et de fonder ses mesures sur leur expertise de terrain, et cela discipline par discipline, de telle sorte que la question de l’IA ne soit pas abandonnée aux abstractions d’un enthousiasme de commande. Les professeurs n’ont pas besoin qu’on leur explique pourquoi l’IA est une chance, mais qu’on les soutienne dans les efforts quotidiens qu’ils mènent en toute conscience pour réaliser concrètement un service public d’éducation.
L’Appep appelle en outre les corps d’inspection à ne pas relayer les discours quiétistes ambiants sur les bons usages de l’IA, mais plutôt à écouter le témoignage des professeurs et à les assister dans leurs efforts pour surmonter les difficultés qu’ils rencontrent. Eu égard aux particularités de la philosophie, de son sens et de son apprentissage, une vigilance toute particulière des corps d’inspection de philosophie est indispensable. Ils doivent manifester cette vigilance au sein du ministère. L’absence de hiérarchisation des sources met en cause la fiabilité même de l’outil et pose un grave problème pour la construction de la pensée et de la connaissance. Il faut faire entendre fortement la voix des philosophes et les leçons de la philosophie de la science et de la connaissance.
Afin que les élèves soient protégés de la tentation de recourir à l’IA et qu’ils soient obligés de réfléchir par eux-mêmes, l’Appep demande qu’une circulaire enjoigne aux chefs d’établissement de prévoir dans les emplois du temps des créneaux de 4 heures pour l’organisation de devoirs sur table et que des moyens soient affectés à leur surveillance[3].
L’Appep invite également le groupe philosophie de l’IGÉSR à revoir dans un sens plus réaliste ses recommandations relatives au nombre de devoirs à organiser annuellement dans les conditions de l’examen.
[1] https://www.education.gouv.fr/intelligence-artificielle-au-service-de-l-education-des-mesures-ambitieuses-pour-accompagner-les-416551. Voir également l’entretien accordé par Élisabeth Borne à Ouest-France, publié le jeudi 6 février 2025.
[2] Ouest-France, 6 février 2025.
[3] Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, Rapport de l’enquête sur l’enseignement de la philosophie au cours de l’année 2023-2024 et sur la session 2024 du baccalauréat. Voir L’enseignement philosophique, 74e année, n°4, p. 119. Consultable sur Cairn : https://shs.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2024-4-page-101?lang=fr Consultable sur le site de l’Appep (p. 19 de la version PDF) : https://www.appep.net/enquete-2024-sur-lenseignement-et-les-epreuves-de-philosophie/