L’Appep s’alarme des mesures prônées à l’issue d’une mission de l’IGÉSR sur les enseignements pluridisciplinaires dans un rapport remis à la ministre en décembre 2024[1]. Sous couvert de promouvoir la pluridisciplinarité, ces recommandations s’attaquent à la liberté pédagogique des enseignants. Elles les soumettraient davantage encore au pouvoir des chefs d’établissement en matière pédagogique. Elles accroîtraient la rivalité entre disciplines. Elles fragiliseraient la formation disciplinaire, tant initiale que continue, ainsi que les concours de recrutement. Elles aboutiraient à une dislocation du métier et favoriseraient le saupoudrage, les approches superficielles et finalement la perte de repères, voire le désarroi des élèves dans leurs apprentissages.
Le nec plus ultra de l’enseignement secondaire ?
Le rapport affirme à plusieurs reprises que les objets des enseignements pluridisciplinaires seraient plus « complexes » et plus « actuels » que ceux des enseignements classiquement disciplinaires. La pluridisciplinarité serait nécessaire pour « mettre le parcours de l’élève en phase avec les défis du XXIe siècle » – comme si chaque discipline était forcément obsolète et retardée. Aucune preuve n’est avancée pour justifier ces partis pris. C’est pourtant bien l’objectif de ce rapport que de discréditer l’expertise disciplinaire, en allant jusqu’à la simplification et à la caricature. La maîtrise de sa discipline d’origine ne serait pas une « condition suffisante » pour enseigner dans un cadre pluridisciplinaire : l’enseignant compétent dans sa discipline devrait encore repérer les limites et les insuffisances de celle-ci et discerner les points de jonction où la discipline partenaire devrait prendre la relève – comme s’il y avait toujours continuité et complémentarité d’une discipline à l’autre.
Une liberté pédagogique très encadrée
En toute incohérence, la mission reconnaît qu’aucune enquête empirique ne vient étayer le rôle de l’interdisciplinarité dans la formation des « compétences psycho-sociales » qu’elle est censée favoriser. On ne trouve d’ailleurs guère de justification de l’intérêt de la pluridisciplinarité, sinon une évocation de l’autorité d’Edgar Morin (p. 7). Les auteurs du rapport semblent bien peu convaincus, ou du moins semblent loin de l’être tous.
Les rédacteurs du rapport semblent en revanche convaincus de la nécessité de mettre les enseignants sous une plus grande surveillance. Ils déplorent la « grande part laissée à l’informel dans le travail de coordination » entre disciplines dans les enseignements pluridisciplinaires, préconisent un « changement de posture des enseignants et le croisement des regards, notamment en situation de co-intervention » et souhaitent que soient rendus obligatoires des « temps de concertation, voire de co-animation ou de co-évaluation ». Les enseignements pluridisciplinaires seraient encadrés par un « accompagnement méthodologique, discipline par discipline » et évalués par les IPR. Les programmes devraient être revus afin de fixer les « finalités de chaque enseignement (qu’elles soient culturelles, scientifiques ou préprofessionnelles) et les compétences visées ».
La mission se félicite du « rôle structurant » des chefs d’établissement dans la gestion des enseignements pluridisciplinaires et leur attribue même une « autorité pédagogique ». Rappelons qu’au contraire, du fait de sa formation initiale et du concours qu’il a réussi, le professeur demeure la seule autorité pédagogique dans sa discipline, ainsi que dans les enseignements pluridisciplinaires où sa discipline est impliquée. Si les chefs d’établissement décident souvent qui assurera tel ou tel enseignement pluridisciplinaire, c’est en général selon des critères administratifs ou gestionnaires, par exemple par nécessité de compléter des services. On apprend, dans le rapport même, que 57 % des professeurs assurant l’enseignement scientifique n’y étaient pas candidats : le chef d’établissement les y a contraints (p. 60). Peut-on se réjouir d’une aussi curieuse « autorité pédagogique » ?
De toute évidence, cette préconisation d’un enseignement étroitement cadré, surveillé et évalué contredit la liberté pédagogique. Si elle est bien sûr compatible avec un programme national précis, la liberté pédagogique exige la souplesse qui permettra au professeur de juger avec précision de la manière la plus propice de faire réussir ses élèves, selon leurs besoins et selon sa propre expertise, voire selon ses affinités propres. En déplorant la « part de l’informel » dans les échanges entre collègues, la mission de l’IGÉSR s’attaque en réalité à des conditions vitales de l’exercice du métier, sans lesquelles l’acte d’enseigner est voué à l’échec.
Ô Polyvalence !
Dans son hostilité manifeste à l’expertise disciplinaire, la mission ne cache pas son approbation de la « polyvalence ». Pour pallier le manque d’engouement des enseignants pour les enseignements pluridisciplinaires, le rapport de l’Inspection générale préconise, d’une part, de créer « des certifications complémentaires dans les concours de recrutement » pour les entrants ; d’autre part, de définir « une VAE [validation d’acquis d’expérience] soigneusement cadrée » pour les enseignants déjà en exercice, afin qu’ils fassent reconnaître leurs compétences dans une autre discipline que celle qu’ils enseignent. Créée en 2007, la mention complémentaire au CAPES permet la bivalence, on le sait. Elle s’accompagne d’une prime (1200 à 1500 € par mois) et d’une affectation prioritaire sur une académie au choix. C’est ce modèle que la mission de l’IGÉSR souhaite généraliser.
Les préconisations vont encore au-delà. La mission de l’Inspection générale ne veut pas seulement encourager les enseignants à dispenser des cours dans deux disciplines différentes ; elle souhaite qu’ils deviennent des spécialistes de l’interdisciplinaire. Sa première recommandation est de « faire évoluer la pluri ou multidisciplinarité vers une véritable interdisciplinarité » [sic], c’est-à-dire de favoriser un mode d’interrogation et de traitement des contenus d’enseignement qui se situerait au-delà du cadre de chacune des deux disciplines croisées et irait vers une troisième entité pédagogique, aux contours flous et indéfinissables.
Pour la spécialité « Humanités, littérature et philosophie », la mission préconise qu’un temps de concertation obligatoire entre enseignants de lettres et de philosophie permette à terme de forger un nouvel objet pédagogique à partir des deux disciplines d’origine.
L’Appep se réjouirait de l’introduction d’une heure hebdomadaire de concertation, décomptée dans les services, entre enseignants de lettres et de philosophie, qui sont les seuls à partager une spécialité puisse être satisfaite. C’est une de ses demandes[2]. Elle ne saurait en revanche approuver l’institutionnalisation des qualifications pluridisciplinaires, ni la mise en place d’une hypothétique nouvelle entité pédagogique avec des professeurs expérimentateurs et des élèves cobayes censés essuyer les plâtres, ni non plus la création de postes à profil encourageant au recrutement local et discréditant la compétence de tout professeur de philosophie ou de lettres à prendre en charge la part d’enseignement revenant à sa matière. Elle ne saurait non plus accepter que l’introduction de cette heure hebdomadaire de concertation soit le prétexte à semestrialiser ou annualiser les services.
Qu’en est-il de l’intérêt des élèves ?
Le rapport lui-même mentionne les « brouillages » et la « surcharge cognitive » créés par les enseignements pluridisciplinaires dans l’esprit des élèves. Il impute ces travers à l’insuffisance de la concertation préalable entre enseignants de différentes disciplines en vue d’un enseignement transversal, ainsi qu’à l’insuffisance des co-interventions de deux enseignants de disciplines différentes. Or ne peut-on pas supposer, plus simplement, que les élèves ne parviennent pas à croiser des méthodes et des approches disciplinaires distinctes tant qu’ils ne maîtrisent pas encore suffisamment chacune pour elle-même ? Il faut savoir appliquer le théorème de Pythagore en géométrie avant de pouvoir calculer la longueur d’un plan incliné en physique !
Privée de ses conditions nécessaires, c’est-à-dire d’une solide maitrise par les élèves des méthodes et attendus de chaque discipline, la pluridisciplinarité consiste, dans le meilleur des cas, en une juxtaposition de disciplines constituées, clairement identifiables par les élèves (comme en HLP et, dans une moindre mesure, dans l’enseignement scientifique), au pire en un saupoudrage superficiel et à de la pédagogie par projet. La mission cite la réalisation d’un tutoriel vidéo de réparation automobile et la mise au point d’une borne interactive multilingue dans un centre commercial : beaux exemples de ces objets « complexes » qui mettent les élèves « en phase avec les défis du XXIe siècle »… N’hésitant pas, malgré des doutes palpables, à faire de la pluridisciplinarité le remède universel, le rapport évoque l’aisance ressentie, en philosophie de tronc commun, par les élèves qui suivent la spécialité HLP (p. 29). Ne faut-il pas plutôt l’expliquer par l’avantage acquis d’une étude de la philosophie dès la classe de Première ?
Il faut défendre les disciplines scolaires
Sous couvert de promouvoir la pluridisciplinarité, la mission de l’IGÉSR propose en réalité d’enrégimenter davantage les enseignants sous la férule des chefs d’établissement et des inspections territoriales, préconise de faire une entaille de plus au principe d’égalité et d’universalité des concours de recrutement, fait la promotion d’un vernis multidisciplinaire au détriment de la rigueur et de la profondeur d’analyse propres à chaque discipline, au risque de provoquer une perte de repères et un brouillage des apprentissages chez les élèves, tout en avouant qu’elle n’a aucune preuve empirique du bien-fondé de ses vœux.
L’Appep rappelle qu’un enseignement pluridisciplinaire ne se conçoit qu’à la condition que les élèves aient déjà solidement acquis les bases des disciplines convoquées, et que l’enseignement secondaire demeure le temps et le cadre dédiés à cette acquisition. Elle ne saurait accepter qu’un modèle de coopération utile dans la recherche ou à un niveau d’études avancé serve de prétexte au dénigrement des professeurs et de leurs matières et à leur enrégimentement accru, alors même que la relation pédagogique entre le professeur et ses élèves a besoin d’un milieu scolaire libéral et bienveillant.
L’Appep appelle en particulier les corps d’inspection de philosophie à défendre l’expertise disciplinaire, à redoubler d’écoute pour les professeurs, à se désolidariser de recommandations peu rigoureuses et bassement démagogiques dans leur contestation facile et superficielle de la figure du professeur.
13 avril 2025
[1] https://www.education.gouv.fr/les-enseignements-pluridisciplinaires-au-lycee-general-technologique-et-professionnel-416072. Ce rapport conclut une mission confiée par le ministère au pilotage de Fabienne Keroulas, inspectrice générale d’économie-gestion et d’Henri de Rohan-Csermak, alors inspecteur général d’éducation artistique, nommé, peu avant la parution du rapport, au cabinet de Rachida Dati, ministre de la Culture. Les autres membres de la mission étaient les inspecteurs généraux Olivier Barbarant (lettres), Jean Aristide Cavaillès (physique-chimie), Morgane Le Bras-Carabœuf (sciences et technologies du vivant) et Édouard Leroy (hors groupes permanents et spécialisés). Aucun membre du groupe philosophie n’a participé à la mission.
[2]https://www.appep.net/motions-votees-a-lag-du-1er-juin-2024/