« Se perdre pour mieux se retrouver », dit-on.
Vraiment ?
Mais au fait, quand on se perd, que perd-on ? Et si plus tard on se retrouve, que retrouve-t-on ?
Je viens de me perdre en forêt avec 23 kilos sur le dos. Cela ne ressemblait plus à rien : le chemin ne montait plus, il s’effaçait dans l’herbe, se perdait dans des clôtures de fil d’acier tendues directement entre les pins. Je suis donc revenu sur mes pas, descendant tout ce que je venais de monter à grand peine, pour trouver enfin une croix rouge et jaune peinte sur l’écorce d’un arbre devant lequel j’étais passé un peu avant en montant, sans la voir. M’étais-je retrouvé ? Non bien sûr, car je ne m’étais pas perdu ; c’est seulement mon chemin que j’avais perdu. On ne se perd pas comme on perd son livre ou sa montre, ni même comme on perd la mémoire ou la santé, et sans doute même pas comme on perd la vie. Peut-être, comme on perd la raison. On se perd quand on ne sait plus où on en est, quand on ne sait plus comment s’appelle ce qu’on voit autour de soi. Se perdre, c’est ne plus pouvoir identifier ses alentours.
Pourtant, se perdre peut être libérateur : passer sous les radars, ne plus être identifiable ni localisable. « Je suis perdu » dit aussi : « ils sont incapables de mettre la main sur moi ». Car lorsqu’on ne reconnaît pas ses alentours, on les retrouve néanmoins assez facilement, comme Descartes dans sa forêt ; c’est affaire seulement de déduction et de raisonnement. Effectivement, quand on est complètement perdu dans une forêt, un peu de réflexion fait voir qu’on a intérêt à aller tout droit sans changer de chemin. Et quand on vient de se perdre comme moi sur mon sentier, le mieux est de revenir sur ses pas pour trouver l’endroit où on s’est perdu sans le voir. Il suffit de réfléchir calmement pour retrouver ses alentours. Mais une fois son chemin retrouvé, le dira-t-on à d’autres ? Là est la question. Si vous ne dites rien, vous serez dit perdu : on ne saura pas où vous êtes. Mais vous, serez-vous vraiment perdu, parce que tout le monde vous estimera l’être ? Vous saurez que vous êtes sur votre chemin, mais vous ne saurez pas que vous êtes à vingt kilomètres de Digne ; mais que vous importe ? Savoir où l’on est est toujours une affaire relative. De même, savoir qui on est. Si on me le demande, je répondrai en donnant mon nom ; la réponse satisfera mon interlocuteur, mais m’apprend-elle quelque chose à moi ? « Qui suis-je » est une tout autre question que « Qui êtes-vous ? », car elle n’appelle pas du tout le même genre de réponses. Il en va de même pour le chemin : « Où êtes-vous ? », « Où vas-tu ? », appelle un genre de réponses, d’ailleurs multiples selon la distance, l’intention, l’objectif de qui pose la question ; mais « Où suis-je ? » en appelle d’autres encore, bien différentes.
Ce qui m’importe à moi, pour savoir où je suis, c’est d’abord où je veux aller ; tout le reste n’est que points de repère pour parvenir là. Mais quand tu m’apprends où tu es, toi, je te localise aussitôt sur un plan, virtuel sur mon téléphone ou mental « dans ma tête », de la région ou de la ville, au milieu d’autres marquages statiques, partagés, absolus. Alors je sais où te trouver si je veux, ou comment t’éviter si telle est mon intention, ou encore comment t’aider à trouver ce que tu cherches si je suis bienveillant, etc. Savoir où tu es, c’est te situer dans une carte, au milieu de tout le reste que je sais déjà ; savoir où je suis, c’est savoir où je vais, à la fois dans le sens de l’objectif et du chemin ; c’est imprimer mon élan dans les choses, y compris pour aller à un endroit que je ne connais pas du tout par un chemin que je n’ai jamais emprunté. Savoir où tu es, c’est en effet savoir quelque chose ; savoir où je suis, c’est faire quelque chose, c’est aller et continuer d’aller là où je veux — et parfois aussi, constater que je n’y arriverai pas.
Se perdre, ce n’est donc évidemment pas perdre son « moi », sa personne ; et ce n’est pas non plus s’arrêter, rester coi et interdit. Il n’est pas si difficile de sortir de cette perdition : on n’est jamais sérieusement perdu pour soi-même. Se perdre, c’est être là où nul ne peut vous situer ; cela n’empêche nullement, bien au contraire, de savoir où on va et d’y aller. Se perdre, c’est continuer d’aller où l’on va, mais ne plus être repérable. Le privilège est certes rare à l’heure des GPS, mais il existe. Ai-je besoin de savoir où je suis sur une carte pour savoir où je vais ? Je ne me perds pas, je me retrouve au contraire, quand je suis ma piste alors que personne, pas même moi-même peut-être, ne peut la tracer sur une carte. Car la piste est mon affaire ; la carte, c’est une affaire commune. La piste me situe moi, face à mon objectif et aux difficultés à franchir avant de l’atteindre. Elle guide ma marche. La carte en revanche nous permet de nous situer mutuellement. Elle permet par exemple de se donner rendez-vous : grâce au plan de la ville, je peux te donner rendez-vous à un endroit que tu ne connais pas. Je sais alors où tu seras à l’heure du rendez-vous, et j’y serai aussi. La carte, le rendez-vous : tous deux permettent de localiser les autres, au présent ou au futur. Nous en avons besoin pour faire des choses ensemble. La piste en revanche ne préfigure pas une action commune ; elle trace par avance une marche qui ne sera que la mienne, même si je marche avec d’autres. Car en ce cas il aura autant de marches que de marcheurs. En revanche, quand j’ai rendez-vous avec mon amie, c’est au même rendez-vous que nous allons elle et moi. C’est pour les actes communs qu’il nous faut des cartes, pas pour les actions personnelles. La vie est à l’évidence une action personnelle : on ne peut vivre la vie d’un autre, fût-il l’autre avec qui on a une vie dite « commune ».
Il faut donc parfois partir sans carte pour trouver la piste, le chemin qu’on fera sien rien qu’en l’empruntant ; et pour trouver des points de repère qui permettent d’aller et non de situer. Se perdre est nécessaire, car se perdre, c’est finalement se soustraire aux savoirs des autres sur soi.
Bien téméraire qui prétendra ne jamais se perdre.
Marc Pavlopoulos