La réforme du baccalauréat et du lycée a donné naissance à un « enseignement de spécialité » mal identifié et baptisé « Humanités, lettres, philosophie ». Ces « Humanités » doivent s’entendre en un sens pour le moins inédit, puisqu’elles n’incluent pas, contrairement à un usage qui remonte à la Renaissance, l’enseignement des langues anciennes. Aux termes d’un rapport remis à Jean-Michel Blanquer en janvier dernier, elles ne doivent pas non plus être comprises comme désignant « un ensemble de connaissances à acquérir »[1]. Il convient plutôt de voir en elles « un instrument efficace, afin que les élèves comprennent et approfondissent leur relation à la langue, au savoir et au monde », ou pour le dire en une formule moins utilitariste, mais encore plus nébuleuse : « une ouverture d’esprit »[2]. Autant dire qu’on devine ce que recouvre le mot « humanités », utilisé au sens des humanities en vogue sur les campus américains.
Cette spécialité, dans laquelle les élèves se « spécialiseront », en classe de Première, en même temps qu’ils découvriront la philosophie…, gagnerait donc à être renommée « Littérature et philosophie ».
Littérature et philosophie, l’association des deux disciplines n’est pas nouvelle, et semble reconduire celle qui avait donné naissance, il y a cinquante ans, à la série A, à laquelle la filière L a succédé en 1995. En réalité, la réforme modifie du tout au tout les termes de cette association. Ce changement sera-t-il bénéfique aux élèves ? On peut raisonnablement en douter.
En effet, la filière littéraire du lycée général associait des disciplines, mais en distinguait l’enseignement : la littérature en Première, la philosophie et la littérature en Terminale. La spécialité « Humanités, lettres, philosophie », quant à elle, contraindra les professeurs de lettres et de philosophie à fusionner leurs disciplines en un enseignement indéterminé. « Humanités, lettres, philosophie » se donne pour rien moins qu’une discipline à part entière, qui pourra être enseignée et corrigée indifféremment par des professeurs de lettres et de philosophie. Se trouvent ainsi niées la cohérence, la consistance et les traditions respectives de deux disciplines académiques clairement identifiées, adossées à des corpus distincts, et à l’enseignement desquelles les professeurs ont été spécifiquement formés. On ne voit pas quel profit les élèves pourraient tirer d’une pareille confusion. À travers le mépris et l’affaiblissement sensible de ses deux disciplines majeures, la série L est la grande sacrifiée de la réforme en cours.
Comme l’ont montré Dina Dreyfus et Florence Khodoss dans un article fondateur publié en 1965 dans Les Temps modernes, la lecture des œuvres littéraires a pour objectif une jouissance esthétique, celle des œuvres philosophiques l’apprentissage de la conceptualisation. Les premières, en s’adressant à la sensibilité du lecteur, doivent « exprimer ou signifier un rapport originaire à soi, à autrui, au monde, irréductible à la conceptualisation »[3] ; les secondes offrent aux élèves un « modèle de rationalité » qui leur permet de comprendre qu’ils ne doivent « procéder que par concepts et analyse de concept, par arguments et par arguments et par “chaînes de raisons” »[4]. Dans ces conditions, quel enseignement unique, quelle épreuve commune de baccalauréat pourrait-on proposer ?
Avec d’autres associations disciplinaires, l’APPEP exige donc des horaires disciplinaires nationalement définis et des épreuves de baccalauréat séparées.
Constante dans son refus de la concurrence entre les disciplines, l’APPEP demande également que la possibilité soit donnée aux élèves de ne pas abandonner en fin de Première l’une des trois spécialités choisies.
Par ailleurs, afin de permettre à la profession et à l’opinion publique d’apercevoir concrètement ce qui sera perdu avec les huit heures d’enseignement homogènes en Terminale L, l’APPEP a lancé un appel à témoignages, et invite tous les professeurs de philosophie à y répondre et à le relayer auprès de leurs collègues et de leurs anciens élèves. Ces témoignages seront publiés en juin.
Enfin, l’APPEP est associée à la préparation d’Assises nationales de la philosophie, organisées conjointement par les associations professionnelles, les syndicats et les représentants des départements de philosophie des universités. Ces Assises réuniront toute la profession autour d’un double objectif : tracer de nouvelles perspectives pour l’enseignement de la philosophie, et montrer à l’opinion le besoin aujourd’hui d’un solide enseignement philosophique au lycée. Car Dina Dreyfus, déjà, soulignait que la rationalité de type philosophique « est une éducation de la raison par elle-même, pour tous les hommes – et pas seulement pour les savants – pour tous les secteurs de l’existence, de l’expérience, de la pratique, pour tous les domaines de la pensée et de l’action », et que « là où se termine la rationalité commence le fanatisme »[5].
L’APPEP appelle d’ores et déjà tous les professeurs de philosophie à participer en nombre à ces Assises qui se tiendront en juin prochain.
Nicolas Franck
Président de l’APPEP
23 avril 2018
[1]. Pascal Charvet et David Bauduin, Les humanités au cœur de l’école,p. 6 : https://goo.gl/THgc4
- David Rabuin est aujourd’hui secrétaire général du Conseil supérieur des programmes.
[2].Ibid., p. 7.
[3].Dina Dreyfus et Florence Khodoss, « L’enseignement philosophique », in Dina Dreyfus, Écrits, textes rassemblés par Christiane Menasseyre et Bertrand Saint Sernin,Hermann, 2013, p. 199.
[4].Ibid., p. 227.
[5]. Dina Dreyfus, Écrits, op. cit., p. 258-260.