II.10 – Séparations laïques et nouveaux liens sociaux

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La séparation juridique de la citoyenneté et de la confessionnalité est consacrée par la Constitution, après avoir été posée par la Déclaration de 1789 et instituée par les articles 1 et 2 de la loi de 1905. Derrière cette séparation de droit public, René Rémond repère deux autres séparations. L’une porte à effacer la référence religieuse de l’espace public, conformément à l’article 28 de la loi de 1905, qui garantit la neutralité des monuments et emplacements publics sauf s’ils sont réservés au culte. L’autre séparation est observable à travers les lois relatives à la famille et à la sexualité, de plus en plus indépendantes des normes religieuses. Ces séparations sont créatrices de nouvelles formes de socialité et de nouvelles libertés, mais aussi de profondes mutations.

La laïcité telle qu’elle était comprise dans les années 1880-1900 par les politiques excluait toute référence à la religion dans la vie publique. La révision constitutionnelle de 1884 a mis fin à l’usage, hérité de précédents régimes, de prières publiques à l’ouverture des sessions pour implorer la bénédiction divine sur les travaux des assemblées. Le nom de Dieu ne sera plus prononcé dans les enceintes parlementaires et les politiques s’abstiendront de le citer : cette exclusion tacite est une caractéristique de notre culture politique et une singularité de la laïcité française. C’est probablement cette particularité qui a conduit en 2001 le Premier ministre, lors des discussions sur un projet de préambule pour la Charte européenne des droits fondamentaux, à objecter que la laïcité interdisait à un gouvernement français d’accepter une rédaction qui inclurait le mot religieux.

La politique de laïcisation méthodiquement poursuivie par les républicains dans les années 1880-1900 s’en est prise aux emblèmes religieux et a conduit au retrait des crucifix de tous les lieux publics, mairies, écoles, hôpitaux, cimetières. La déposition de ces objets qui revêtaient à leurs yeux un caractère sacré fut ressentie par les catholiques comme une apostasie. Les auteurs de ces dispositions rétorquaient que la neutralité de l’État et l’absence d’unité religieuse interdisaient à une religion parmi d’autres d’imposer à ceux qui ne la partageaient pas la vue des signes emblématiques de sa propre foi. Ce débat qu’on pouvait croire réglé ou archaïque a connu depuis une quinzaine d’années un regain d’actualité, et des passions qu’on pensait éteintes se sont ranimées : cette fois le christianisme et ses symboles n’étaient plus directement en cause mais l’islam, à propos du port par des jeunes filles musulmanes du voile ou du foulard islamique. Le débat impliquait assurément d’autres considérations que religieuses, mais il est aussi une résurgence de la vieille controverse et la loi du 15 mars 2004 qui prohibe tous signes religieux ostensibles dans les locaux scolaires s’inscrit bien dans le droit fil de la législation républicaine des années 1880.

Dans le même temps s’est effectuée une autre séparation, de plus grande portée historique, plus lourde aussi de conséquences, et qui a somme toute davantage compté que beaucoup d’autres aspects pour la sécularisation de la société française : la dissociation entre l’enseignement moral de l’Église et la loi civile. De tout temps, la législation s’inspirait de l’enseignement dispensé par le magistère ecclésial ; les codes, civil ou pénal, étaient la transcription séculière des préceptes et prescriptions de l’Église. Ainsi, celle-ci professait le caractère indissoluble du mariage : en conséquence la société n’autorisait pas le divorce. Les révolutionnaires en 1792 avaient ébranlé ce système en substituant à la définition théologique du mariage comme sacrement institué par Dieu et dont l’Église avait mission de préserver la sainteté, la notion juridique d’un contrat auquel les partenaires étaient libres de mettre fin comme ils l’avaient eux-mêmes institué d’un commun accord. La Restauration avait abrogé cette possibilité. En rétablissant en 1884 le droit de divorcer pour les époux, la majorité politique ouvrait dans le système juridique et les valeurs auxquelles il se réfère une brèche qui, loin de se refermer, ne fera que s’agrandir. Le législateur n’aura plus pour référence indiscutée la tradition morale inspirée du christianisme ; la législation s’en écartera sur plus d’un point – en particulier sur la vie en couple et la sexualité – des prescriptions de l’Église. La divergence devient manifeste avec la légalisation en 1967 de la contraception effectuée par d’autres voies que celles réputées naturelles par l’Église. Davantage encore avec la décriminalisation de l’avortement en 1975. Et plus récemment avec les mesures effaçant toute différence entre homo – et hétérosexuels, notamment l’instauration de formes d’association se rapprochant du mariage. De toutes les séparations effectuées sous l’inspiration de la laïcité, aucune n’a autant précipité l’évolution qui sécularise la société : elle ne bouscule pas seulement les normes morales des conduites individuelles, elle remet en question l’anthropologie que l’Europe déduisait depuis des siècles de la révélation chrétienne sous l’autorité de l’institution ecclésiale. 

 

René RÉMOND, L’invention de la laïcité de 1789 à demain, Bayard, 2005, pp. 51-54.

 

II.11 – Laïcité de l’État et laïcité dans la société

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