Paul Ricoeur distingue deux usages de la laïcité selon qu’elle s’applique à l’État ou à la société. La première conditionne la seconde. Mais en l’absence de la seconde, la première perd sa raison d’être : permettre à chacun de prendre part à une vie sociale portée par le dialogue libre et vivant. Cette distinction entre deux manifestations de la laïcité permet de mieux situer la laïcité scolaire, dans une position intermédiaire entre l’État et la société.
Il y a dans la discussion publique une méconnaissance des différences entre deux usages du terme laïcité ; sous le même mot sont désignés en effet deux pratiques fort différentes : la laïcité de l’État, d’une part, celle de la société civile, d’autre part.
La première se définit par l’abstention. C’est l’un des articles de la Constitution française : l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. Il s’agit là du négatif de la liberté religieuse dont le prix est que l’État, lui, n’a pas de religion. Cela va même plus loin, cela veut dire que l’État ne « pense » pas, qu’il n’est ni religieux ni athée ; on est en présence d’un agnosticisme institutionnel.
Cette laïcité d’abstention implique, en toute rigueur, qu’il y ait une gestion nationale des cultes, comme il y a un ministère des Postes et des Télécommunications. L’État a notamment une obligation de maintenance à l’égard des édifices religieux, qui sont, depuis la séparation de l’Église et de l’État, la propriété de ce dernier. Ce devoir qu’exerce l’État fait que la séparation des deux instances ne se fait pas dans l’ignorance réciproque, mais par une délimitation rigoureuse de leurs rôles respectifs : une communauté religieuse doit prendre la forme d’une association cultuelle, dont le statut est public, qui obéit à certaines lois quant à la sécurité, quant à l’ordre, quant au respect des autres, etc.
De l’autre côté, il existe une laïcité dynamique, active, polémique, dont l’esprit est lié à celui de discussion publique. Dans une société pluraliste comme la nôtre, les opinions, les convictions, les professions de foi s’expriment et se publient librement. Ici, la laïcité me paraît être définie par la qualité de la discussion publique, c’est-à-dire par la reconnaissance mutuelle du droit de s’exprimer ; mais, plus encore, par l’acceptabilité des arguments de l’autre. Je rattacherais volontiers cela à une notion développée récemment par Rawls : celle de « désaccord raisonnable ». Je pense qu’une société pluraliste repose non seulement sur le « consensus par recoupement », qui est nécessaire à la cohésion sociale, mais sur l’acceptation du fait qu’il y a des différends non solubles. Il y a un art de traiter ceux-ci, par la reconnaissance du caractère raisonnable des partis en présence, de la dignité et du respect des points de vue opposés, de la plausibilité des arguments invoqués de part et d’autre. Dans cette perspective, le maximum de ce que j’ai à demander à autrui, ce n’est pas d’adhérer à ce que je crois vrai, mais de donner ses meilleurs arguments. C’est là que s’applique pleinement l’éthique communicationnelle de Habermas.
Si je n’ai pas encore parlé de l’école, c’est parce qu’on en arrive toujours trop vite à cette question, sans avoir au préalable pris la précaution de distinguer les deux formes de laïcité : la négative, d’abstention, qui est celle de l’État ; la positive, de confrontation, qui est celle de la société civile. Or ce qui rend très difficile le problème de l’école, c’est que celle-ci se trouve dans une position mitoyenne entre l’État, dont elle est une expression en tant que service public — à cet égard, elle doit comporter l’élément d’abstention qui lui est propre —, et la société qui l’investit de l’une de ses fonctions les plus importantes : l’éducation.
Paul RICOEUR, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Hachette/Pluriel, 1995, pp. 194-195.
II.12 – Régime de laïcité et principe de laïcité
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