Vingt ans après l’adoption des lois scolaires, Durkheim revient dans son premier cours de Science de l’éducation à la Sorbonne, l’année universitaire 1902-1903, sur la question de l’enseignement laïque de la morale, sous un angle rationaliste et sociologique. Durkheim soutient d’une part qu’aucune société ne peut se passer de valeurs, et d’autre part que la société laïque issue de la Révolution de 1789 porte des valeurs à transmettre qui lui sont spécifiques, à commencer par le respect de la personne dans ses droits fondamentaux et la prétention de la raison à examiner librement toutes choses, y compris celles qui sont ordinairement estimées sacrées. Partant de cette idée, Durkheim assigne deux tâches à la laïcité scolaire du début du XXe siècle : assumer explicitement le bouleversement intellectuel qui s’opère dans l’enseignement moral désormais indépendant de l’enseignement religieux, et formuler les principes d’une morale capable de « tenir debout toute seule », sans l’étai de la religion. Car il paraît illusoire à Durkheim d’imaginer que pour laïciser l’éducation, il suffirait d’en supprimer tout ce qui serait d’origine religieuse. On ne saurait donc se satisfaire de la recommandation de Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883 d’enseigner aux élèves la morale qui nous vient de nos pères et mères (voir texte IV.4).
Comme toute morale sociale, la morale laïque comporte, d’après Durkheim, un esprit de discipline et un attachement au groupe. Cependant, la « caractéristique différentielle » de la morale laïque est l’autonomie de la volonté. Cela signifie que les valeurs d’une société laïque ne sont pas imposées, mais qu’elles sont librement acceptées et que cette acceptation est elle-même éclairée. Aussi, un enseignement de la morale laïque est-il nécessairement un enseignement laïque de la morale, formulé en des termes rationnels et pratiqué dans un esprit de liberté. L’intelligence critique et raisonnée de la morale est ainsi présentée par Durkheim comme « un élément sui generis de la moralité » enseignée par l’école laïque. Un enseignement moral désormais centré autour du respect de la personne et fondé sur la sollicitation de la raison, considère les hommes comme les auteurs responsables de la morale.
On ne saurait donc, d’après Durkheim, concevoir sans contradiction un enseignement laïque de la morale comme définitif et figé, la morale accompagnant les vicissitudes et les progrès de l’histoire humaine. Une morale consciente de son inscription dans l’histoire sociale, comme l’est la morale laïque, est de ce fait ouverte à de nouveaux enjeux et à des revendications qui ne s’étaient pas manifestées jusque-là. Ainsi, la laïcité fait-elle pleinement droit à « l’individualisme moral » moderne, qui promeut le droit de l’individu à exercer son sens critique et à réclamer la justice sur des questions jusque-là ignorées ou estimées secondaires. L’enseignement moral à l’école laïque s’oppose donc, par principe, à un enseignement conformiste et servile. Il ne connaît, en dernière analyse, d’autre autorité que la raison. Quatre ans avant son premier cours sur la morale laïque, Durkheim s’était déjà revendiqué, lors de l’Affaire Dreyfus, de cet « individualisme moral » pour marquer son refus d’incliner a priori sa raison devant la parole d’un général d’armée. Car, écrivait Durkheim, « il faut des raisons à ma raison pour qu’elle s’incline devant celle d’autrui. Le respect de l’autorité n’a rien d’incompatible avec le rationalisme pourvu que l’autorité soit fondée rationnellement » (Émile Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels » (1898), La science sociale et l’action, PUF/Le sociologue, 1987, p. 269).
Il a paru que, pour laïciser, pour rationaliser l’éducation, il suffisait d’en retirer tout ce qui était d’origine extra-laïque. Une simple soustraction devait avoir pour effet de dégager la morale rationnelle de tous les éléments adventices et parasitaires, qui la recouvraient et l’empêchaient d’être elle-même. Il suffirait d’enseigner, comme on la dit, la vielle morale de nos pères, mais en s’interdisant de recourir à aucune notion religieuse. Or, en réalité, la tâche était beaucoup plus complexe. Il ne suffisait pas de procéder à une simple élimination, pour atteindre le but qu’on se proposait ; mais une transformation profonde était nécessaire. (…)
Sans doute, si les symboles religieux s’étaient simplement superposés du dehors à la réalité morale, il n’y aurait eu en effet qu’à les retirer pour trouver à l’état de pureté et d’isolement une morale rationnelle, capable de se suffire à elle-même. Mais, en fait, ces deux systèmes de croyances et de pratiques ont été trop étroitement unis dans l’histoire, ils ont été pendant des siècles trop enchevêtrés l’un dans l’autre, pour que leurs rapports aient pu rester aussi extérieurs et superficiels, et que la séparation en puisse être consommée par une procédure aussi peu compliquée. Il ne faut pas oublier que, hier encore, ils avaient la même clef de voûte, puisque Dieu, centre de la vie religieuse, était le garant suprême de l’ordre moral. Et cette coalescence partielle n’a rien qui doive surprendre, si l’on réfléchit, que les devoirs de la religion et ceux de la morale ont ceci de commun que les uns et les autres sont des devoirs, c’est-à-dire des pratiques moralement obligatoires. Il est donc tout naturel que les hommes aient été induits à voir, dans un seul et même être, la source de toute obligation. (…)
Non seulement il faut veiller à ce que la morale, en se rationalisant, ne perde pas quelques-uns de ces éléments constitutifs, mais encore il faut que, par le fait même de cette laïcisation, elle s’enrichisse d’éléments nouveaux. La première transformation dont je viens de parler n’atteignait guère que la forme même de nos idées morales. Mais le fond lui-même ne peut rester sans modifications profondes. Car les causes qui ont rendu nécessaire l’institution d’une morale et d’une éducation laïques, tiennent de trop près à ce qu’il y a de plus fondamental dans notre organisation sociale, pour que la matière même de la morale, pour que le contenu de nos devoirs, n’en soit pas affecté. Et, en effet, si nous avons senti, avec plus de force que nos pères, la nécessité d’une éducation morale entièrement rationnelle, c’est évidemment que nous sommes devenus plus rationalistes. Or, le rationalisme n’est qu’un des aspects de l’individualisme : c’en est l’aspect intellectuel. Il n’y a pas là deux états d’esprit différents, mais l’un n’est que l’envers de l’autre, et réciproquement. Quand on sent le besoin de libérer la pensée individuelle, c’est que d’une manière générale, on sent le besoin de libérer l’individu. La servitude intellectuelle n’est qu’une des servitudes que combat l’individualisme. Or, tout développement de l’individualisme a pour effet d’ouvrir la conscience morale à des idées nouvelles et de la rendre plus exigeante. Car, comme chacun des progrès qu’il fait a pour conséquence une conception plus haute, un sens plus délicat de ce qu’est la dignité de l’homme, il ne peut se développer sans nous faire apparaître comme contraires à la dignité humaine, c’est-à-dire comme injustes, des relations sociales dont naguère nous ne sentions nullement l’injustice. Inversement, d’ailleurs, la foi rationaliste réagit sur le sentiment individualiste et le stimule. Car l’injustice est déraisonnable et absurde, et, par suite, nous y devenons d’autant plus sensibles que nous sommes plus sensibles aux droits de la raison. (…)
Pour agir moralement, il ne suffit pas, surtout il ne suffit plus de respecter la discipline, d’être attaché à un groupe ; il faut encore que, soit en déférant à la règle, soit en nous dévouant à un idéal collectif, nous ayons conscience, la conscience la plus claire et la plus complète possible, des raisons de notre conduite. Car c’est cette conscience qui confère à notre acte cette autonomie que la conscience publique exige désormais de tout être vraiment et pleinement moral. Nous pouvons dire que le troisième élément de la morale, c’est l’intelligence de la morale. La moralité ne consiste plus seulement à accomplir, même intentionnellement, certains actes déterminés ; il faut encore que la règle qui prescrit ces actes soit librement voulue, c’est-à-dire librement acceptée, et cette acceptation libre n’est autre chose qu’une acceptation éclairée. (…) Enseigner la morale, ce n’est pas la prêcher, ce n’est pas l’inculquer : c’est l’expliquer. Or, refuser à l’enfant toute explication de ce genre, ne pas chercher à lui faire comprendre les raisons des règles qu’il doit suivre, c’est le condamner à une moralité incomplète et inférieure. (…)
(La morale laïque) est une morale du devoir, car nous n’avons cessé d’insister sur la nécessité de la règle et de la discipline ; mais c’est, en même temps, une morale du bien, puisqu’elle assigne à l’activité de l’homme une fin qui est bonne, et qui a en elle tout ce qu’il faut pour éveiller le désir et attirer la volonté. Le goût de l’existence régulière, le goût de la mesure, le besoin de la limite, la maîtrise de soi s’y sont conciliés sans peine avec le besoin de se donner, avec l’esprit de dévouement et de sacrifice, en un mot avec les forces actives et expansives de l’énergie morale. Mais, avant tout, c’est une morale rationnelle. Non seulement, en effet, nous en avons exprimé tous les éléments en termes intelligibles, laïques, rationnels, mais encore nous avons fait de l’intelligence progressive de la morale elle-même un élément sui generis de la moralité. Non seulement nous avons montré que la raison pouvait s’appliquer aux faits moraux, mais encore nous avons constaté que cette application de la raison à la morale tendait de plus en plus à devenir une condition de la vertu.
Émile DURKHEIM, L’éducation morale (1902), 1992, PUF/Quadrige, pp. 6-10 ; pp.101-102.
IV.6 – La neutralité scolaire en question
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Ressources proposées par l’APPEP pour l’enseignement moral et civique.