La laïcité de la IIIe République n’a pas uniformément ignoré les solidarités qui se créent dans les combats sociaux. Un quart de siècle après les lois scolaires, Ferdinand Buisson écrit que « la vraie unité vivante ce n’est pas l’individu isolé, l’homme abstrait, l’homme en soi (…). L’unité vraie, c’est l’unité vivante, c’est l’homme en société, c’est l’homme socialisé, à l’état de membre actif, d’un tout actif, c’est le syndiqué ne se séparant pas de son Syndicat. Et ce syndicat lui-même étroitement uni à d’autres pour un effort commun, c’est la véritable organisation de la démocratie » (Ferdinand Buisson, Éducation et République, introduction de Pierre Hayat, Kimé, 2002, p. 231). Le sociologue Jean Baubérot montre avec précision que les intellectuels laïques n’ont pas attendu le tournant du siècle pour s’intéresser à la « question sociale ». Il souligne que dès les débuts de la laïcisation de l’école, la solidarité a été mise en avant comme un principe social sans lequel les principes de liberté et d’égalité demeurent des abstractions. Henri Marion, qui sera de 1883 à 1896 le premier titulaire de la chaire de Science de l’éducation à la Sorbonne, publie en 1880 un ouvrage intitulé De la solidarité morale, tendant à prouver l’implication réciproque de la responsabilité individuelle et de la solidarité collective. Marion soutient que « dans un groupe social, il n’est pas un acte moral qui n’intéresse tout le monde » et que « la responsabilité dont je puis être tenté de me décharger sur mes ancêtres, en tant que je suis ce qu’ils m’ont fait, je la retrouve tout entière envers mes descendants, en tant que je contribue à faire ce qu’ils seront » (Henri Marion, De la solidarité morale. Essai de psychologie appliquée, Alcan, 1880, pp. 311, 318. Voir aussi, Pierre Hayat, La raison dans l’éducation. Henri Marion et l’instruction publique, Kimé, 2012, pp. 19-22). Ces questions relatives à la solidarité et à l’individualité ont été posées comme des questions autant politiques que pédagogiques par Buisson qui récuse l’individualisme égoïste mais valorise « le sentiment de fière indépendance vis-à-vis de tout ce qui n’est pas la justice et la vérité ». La solidarité à l’école appelle ainsi une approche sélective. Toutes les solidarités ne se valent pas, remarquait Buisson : il n’y a pas lieu d’imiter la solidarité des dominants ou celle des fanatiques ni de pratiquer un enseignement qui ferait de la solidarité à l’école la photographie de ce qu’elle est dans la nature ou dans la société. S’il convient, par exemple, d’encourager les mutualités scolaires et les cantines scolaires, il faut contester les punitions comme les récompenses collectives qui anéantissent la responsabilité individuelle au lieu de la cultiver (Ferdinand Buisson, Éducation et République, p. 88 ; p. 256).
Lors des débuts de la laïcisation scolaire, certains intellectuels républicains réfléchissaient déjà sur la « solidarité ». Cette notion constitue un des fondements de la philosophie sociale d’Henri Marion, elle ouvre la possibilité d’une troisième voie entre le capitalisme libéral et le socialisme collectiviste pour Charles Gide. Pierre Leroux, avant eux, semble être l’inventeur du sens moderne de ce terme. Dès le milieu du XIXe siècle, il proposait de remplacer « la charité du christianisme par la solidarité humaine ». Et, en 1879, le congrès reconstructeur du mouvement socialiste ouvrier en France, après la répression dramatique en France, souhaite l’adoption d’une nouvelle doctrine républicaine : « liberté, égalité, solidarité ». De fait, le « solidarisme » va faire passer les idéaux républicains de liberté et d’égalité au tamis de l’idéal républicain de fraternité. Ainsi, une optique nouvelle peut se développer.
C’est Léon Bourgeois – personnalité du Parti radical, président du conseil en 1895 – qui va populariser l’idée (et l’idéal) de la solidarité (Léon Bourgeois, Solidarité, Colin, 1896). Cette année-là, Ferdinand Buisson (…) développe le thème du « devoir social de solidarité ».
Le « solidarisme » se veut à la fois théorie scientifique et idéal moral. (Léon Bourgeois) admet que, « dans l’histoire des sociétés comme dans celle des espèces (…) la lutte pour le développement individuel est la condition première de tout progrès ». Mais il ajoute : « La loi de solidarité » entre ces actions individuelles constitue également une condition nécessaire du développement de la civilisation, une loi d’organisation indispensable à la vie ».
L’école laïque ne cherche pas, elle, à légitimer la solidarité par rapport au « darwinisme social ». Elle en fait un constat à valeur morale qui découle directement de cette « pensée », donnée plusieurs fois à copier : « L’homme n’est rien sans la société. »
Jean BAUBÉROT, La morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, 1997, pp. 255-256.
IV.9 – Préserver l’enseignement public du prosélytisme
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