Pierre Hayat
Lycée Jules-Ferry (Paris)
PRÉSENTATION
La laïcité figure au nouveau programme d’enseignement moral et civique (EMC) pour les classes terminales. Elle est aussi cette « valeur de la République » qui traverse l’histoire[1], que les enseignants, les professeurs de philosophie en particulier, n’ont pas à inculquer ni à prêcher mais à expliquer et à porter, pour en faire saisir les enjeux, les tensions, les points d’équilibre et de rupture, les détournements et les avancées. Enjeu actuel de liberté, d’égalité, de solidarité et de paix, la laïcité est également le cadre institutionnel de l’enseignement public. En interrogeant le sens de la laïcité, les enseignants s’interrogent sur eux-mêmes et encouragent leurs élèves à en faire de même[2].
« La notion de laïcité » se manifeste à la fois comme un principe politique et un idéal concret inscrit dans l’histoire. Peu après l’adoption de la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État, qui demeure la loi de référence de la laïcité en France, Ferdinand Buisson expliquait qu’à l’avenir, « l’État ne connaît que des citoyens. Catholiques ou protestants, croyants ou athées, ils sont tous égaux en droit devant lui. Il n’a pas plus de faveur pour les uns que de rigueur pour les autres »[3]. On retrouve la même idée, à travers la formulation que Catherine Kintzler propose aujourd’hui de la laïcité : « 1) Personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’aucune. [La forme de la croyance n’est nullement nécessaire à la constitution de la cité.] 2) Par conséquent : 2a) Personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’une autre. 2b) Personne n’est tenu de n’avoir aucune religion[4]. » Aussi, la laïcité n’est-elle pas l’athéisme pas plus qu’elle n’est une religion de substitution, car elle ne se situe pas sur le même plan que celui de la croyance religieuse, de l’incroyance ou d’une quelconque autre option spirituelle.
La laïcité vise en effet à accorder les exigences d’un ordre commun universellement partageable aux prétentions de l’individu moderne à mener une vie conforme à sa propre vision de l’existence. Telle est, semble-t-il, le défi majeur, de la laïcité. S’agissant du statut de la religion, la laïcité soutient simultanément le principe d’émancipation de l’autorité politique vis-à-vis des religions et celui de liberté d’association religieuse. Un tel projet ne va pas de soi non seulement parce que les institutions religieuses ne sont pas spontanément disposées à perdre la part de puissance politique dont elles disposent et tendent au contraire à vouloir récupérer les terrains politiques qu’elles a perdus, mais parce que les États sont tentés d’accroître toujours davantage leur puissance et de fonder leur autorité sur une légitimation religieuse.
Cette double visée de liberté est d’autant moins évidente qu’elle ne saurait prendre la forme d’un contrat passé entre deux puissances de même nature : les Églises et l’État. Car du point de vue de la laïcité, l’État républicain est l’organisateur et le garant de l’autonomie du politique et de la liberté des religions. L’invention laïque, une des marques de son « génie », tient dans le croisement de deux exigences. La première est l’affirmation de la pleine souveraineté de l’autorité politique de sorte que la loi divine, à laquelle n’adhèrent librement que ceux qui y croient, ne saurait prévaloir sur la loi des hommes. La seconde exigence est la limitation du pouvoir politique par l’obligation qui lui est faite de respecter la liberté de conscience et les droits inhérents à la personne humaine.
Cette complexité structurelle de la laïcité justifie la pluralité de ses interprétations. Cependant, les sophismes dont elle est parfois l’objet sont propres à tromper sur ses finalités. Ainsi, partant de l’idée selon laquelle la laïcité serait un principe plutôt qu’une idéologie particulière, on en conclut que la laïcité devrait se réduire à une règle de jeu institutionnelle indifférente à tout idéal commun. Et, parce que la laïcité n’est pas l’athéisme, celle-ci devrait soupçonner tout « horizon athée », alors que la laïcité n’est pas l’athéisme pas plus qu’elle n’est une religion. Et, au prétexte que la laïcité s’est trop souvent compromise dans ce que Ferdinand Buisson nommait une « orthodoxie à rebours » observable dans le scientisme et l’autoritarisme bureaucratique, on suggère que la laïcité devrait aujourd’hui réduire l’exigence rationnelle à l’observation de règles procédurales étrangères à toute visée d’autonomie et d’émancipation, se taire sur les résurgences de l’obscurantisme et du fanatisme, et renoncer à toute visée universaliste par crainte de heurter les identités communautaristes. En réalité, sous des formes renouvelées selon les contextes historiques, la laïcité met en jeu les fondements philosophiques, politiques et éthiques de l’organisation sociale et des relations interindividuelles, autour des principes de liberté et d’intérêt général. Au-delà des vaines polémiques, des clarifications sont possibles.
Sont ici rassemblés cinquante textes directement centrés autour de la laïcité, émanant pour la plupart de spécialistes de la question, militants ou analystes, le plus souvent les deux à la fois. On croise des textes déclaratifs, révélateurs du caractère institutionnel de la laïcité en France, des extraits de rapports officiels et des textes explicatifs de philosophes, d’historiens, de sociologues, d’intellectuels engagés, qui témoignent du caractère à la fois raisonné et normatif de la laïcité. Ces textes ont été choisis pour leur capacité à éclaircir directement les problèmes structurels de la laïcité, inséparables d’enjeux historiques concrets. La présente anthologie est assurément en attente d’innombrables autres textes ou vidéos[5] qui viendront l’enrichir pour leur contribution singulière à l’intelligence de la laïcité. Elle regroupe néanmoins des textes directement topiques en matière de laïcité, qui nous ont paru éviter l’ennui des sermons et la vacuité des incantations. Mais ces textes ne traitent pas de la laïcité comme d’un objet extérieur. Même lorsqu’ils se présentent comme analytiques, à la différence des textes officiels seulement déclaratifs, ces textes attestent la vitalité intellectuelle et civique de la laïcité, dans ses apories et ses ambitions, ses tensions et son acuité[6]. La vérité de la laïcité n’est pas ici cherchée « dans » les textes qui la contiendraient, mais « par » des textes qui exposent la laïcité à la discussion, à l’appropriation réfléchie et aux évolutions nécessaires.
On a donc cherché à travers ces textes une laïcité au travail, plutôt qu’une laïcité sanctifiée ou scindée entre mauvaise laïcité et une bonne ; une fermée et une ouverte ; une liberticide et une accueillante ; une intransigeante et une accommodante. Ce dualisme trompeur, soutenu par ceux qui ont abdiqué devant les difficultés ou qui sont les adversaires discrets de la laïcité, ignore que la laïcité est une idée complexe pour une société complexe. Au croisement des combats pour la liberté de l’individu et pour l’égalité des droits, la laïcité s’est construite et continue de se travailler comme un universel concret et comme un humanisme, parfois honnis ou méprisés. Trouvant dans la philosophie des Lumières une de ses sources inspiratrices[7], la laïcité apparaît, en contrepoint des enjeux économiques, sociaux et écologiques, comme l’horizon politique de notre temps.
À la fin du XIXe siècle, la tâche principale de la laïcité a consisté à inventer des solutions pour surmonter la division des deux France, celle de l’Église catholique et des nostalgiques de l’ordre ancien, et celle de la modernité des Lumières et des droits de l’homme, en vue de réaliser l’unité du peuple autour des principes issus de la Révolution de 1789. Aujourd’hui, cette tâche s’est déplacée : l’unité du peuple autour de l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité est menacée par la division de la France en communautés ethniques et religieuses. Dans l’œuvre à accomplir pour éviter une régression historique majeure, la laïcité peut-elle ignorer les déflagrations causées par le néolibéralisme contemporain, source de précarité sociale et de désengagement civique, offrant un terrain favorable à la résurgence des fanatismes et des totalitarismes ?
Le premier chapitre de cette anthologie s’attache aux caractères juridiques de la laïcité dans leur relation à l’idée républicaine et aux droits de l’homme. Le second chapitre cherche l’idée de laïcité derrière le mot laïcité, avec la présomption que la laïcité, comme toute idée politique, ne présente pas l’univocité d’une notion mathématique. Le troisième chapitre se rapporte aux enjeux et aux controverses contemporains qui conduisent la laïcité à s’actualiser. L’origine et la période instauratrice de la laïcité scolaire sont traitées au quatrième chapitre, comme un domaine névralgique plutôt qu’isolé de la laïcité. Le cinquième chapitre enfin s’attache à la vocation de la laïcité scolaire contemporaine.
Je remercie Nicolas Franck pour ses encouragements continus, ses relectures patientes et ses suggestions précieuses, sans lesquels cette anthologie n’aurait pas vu le jour.
[1] Alain Bergougnioux, « La laïcité, valeur de la République », Pouvoirs, n°75, 1995, Seuil, pp. 27-36.
[2] On se limitera dans le cadre de ce dossier aux enjeux de la laïcité en France.
[3] Ferdinand Buisson, « La vraie séparation », Le radical, 19 février 1907.
[4] Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Vrin, 2007, p. 29.
[5] On retient ici la conférence d’Abdennour Bidar donnée à l’École nationale supérieure de l’Éducation nationale (ESEN) le 15 octobre 2013.
[6] L’ambition du présent recueil est limitée par son projet : rassembler des textes qui assument et affichent la laïcité ou la prennent pour objet explicite d’analyse. Ne figurent donc pas d’extraits de grandes œuvres philosophiques, ou culturelles, qui éclairent l’idée de laïcité sans la considérer en elle-même. Toutefois, plusieurs des textes ici proposés montrent que la laïcité est immédiatement concernée par la philosophie dans la mesure où l’idée laïque met en cause les fondements qui légitiment l’autorité politique, et où elle porte un projet universaliste d’autonomie intellectuelle et morale, émancipé du principe d’autorité. Aussi, y aurait-il lieu, symétriquement, de s’interroger sur le caractère intrinsèquement laïque de l’entreprise philosophique et de son enseignement. Plusieurs ouvrages relatifs à la laïcité comportent des références précises et substantielles à des philosophies. Voir, par exemple, Gérard Bouchet, Laïcité : textes majeurs pour un débat d’actualité, Colin, 1997 ; Henri Pena-Ruiz, La laïcité, GF Flammarion, Corpus, 2003 ; Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ? Vrin, 2007.
[7] À l’inverse, les réticences à l’égard de la laïcité s’accompagnent souvent d’une allergie plus ou moins prononcée aux Lumières et à ses textes emblématiques, qu’ils soient français ou allemands.