Tribune parue le 22 sur lemonde.fr, sous le titre « L’affaiblissement de l’enseignement de la philosophie risque de fragiliser notre modèle républicain« .
La campagne présidentielle doit être l’occasion d’un débat public autour d’un bilan sincère, sans lequel les enjeux et les perspectives peinent à apparaître avec clarté. Ainsi en est-il de l’enseignement de la philosophie.
Tout juste arrivé rue de Grenelle, Jean-Michel Blanquer déclarait son attachement à la philosophie et sa volonté de renforcer son enseignement. Quel bilan peut-on dresser cinq ans après ses déclarations ?
La philosophie représente aujourd’hui quatre heures hebdomadaires des enseignements communs dans la voie générale, et deux heures dans la voie technologique. Si l’on compare cet horaire à celui qu’elle représentait dans les anciennes séries, on ne peut guère conclure à un « renforcement » de la philosophie. Au mieux, il faudrait parler de « statu quo », lequel a, d’ailleurs, été arraché de haute lutte puisqu’il était initialement question de trois heures hebdomadaires. En tout état de cause, celui-ci ne donne pas satisfaction à la demande constante des professeurs de philosophie d’un dédoublement des heures dans la voie technologique, où le travail de la philosophie exige du temps et des effectifs réduits. Pas plus qu’il ne satisfait leur demande tout aussi constante qu’une plus grande place soit faite à la philosophie dans l’Enseignement moral et civique.
La disparition de la série littéraire dont la philosophie était le pivot n’est nullement compensée par la spécialité « humanités, littérature et philosophie ». Près d’un élève sur deux l’abandonne en fin de première. Ils sont moins de 9 % à la suivre en terminale. On est bien loin d’une filière littéraire rénovée et consolidée. Cette spécialité, en outre, mérite à peine cette appellation : ni spécifiquement littéraire, ni spécifiquement philosophique, son programme s’apparente à une vague culture générale dont l’objectif est moins la « spécialisation » que la « remédiation culturelle ». Comment, du reste, pourrait-on concevoir un enseignement « spécialisé » de la philosophie en première, alors que les élèves ne sont initiés à la philosophie qu’en terminale ? Cette spécieuse spécialité ne saurait donc remplacer l’enseignement suivi et approfondi que les huit heures hebdomadaires permettaient au professeur de philosophie d’accomplir avec ses élèves de terminale littéraire. Par sa régularité et le climat de confiance qu’il suscitait dans les classes, l’enseignement de la philosophie pouvait ramener vers la scolarité des élèves qui, parce qu’ils avaient perdu le goût des études et cumulaient les difficultés, s’en éloignaient, quand ils ne « décrochaient » pas. La spécialité « humanités, littérature et philosophie », qui concentre un fort taux d’élèves fragiles, ne produira pas cet effet.
Certes, la philosophie a échappé au contrôle continu et donne encore lieu à une épreuve terminale, nationale et anonyme. Mais le calendrier absurde que la procédure « parcoursup » impose en terminale l’isole au mois de juin et la vide de son enjeu, puisque 82 % des notes comptant pour le baccalauréat sont déjà jouées. Le coefficient dérisoire qui lui est attribué (8 dans la voie générale, 4 dans la voie technologique) ainsi que son voisinage avec une épreuve de « grand oral » sans contenu, aux attendus flous, et dont les élèves savent avec quelle générosité elle est évaluée, contribuent au discrédit de l’épreuve, et, par voie de conséquence, à celui de l’enseignement de la philosophie.
Les dernières réformes ont plongé les professeurs de philosophie dans un désarroi sans précédent. Épuisés par des services qui se sont fragmentés et des effectifs qui se sont très nettement alourdis, ils sont devenus des machines à évaluer. Quand on a la charge de 150 élèves, quelquefois 200 ou 300, quand le temps manque pour lire et préparer ses cours, quand les classes surchargées empêchent d’accueillir, avec la considération qu’elle mérite, la parole des élèves, comment ne pas douter de sa vocation ? Il est inquiétant de voir autant de jeunes professeurs, ayant pourtant réussi un concours très exigeant et animés par la passion de la philosophie, envisager de quitter le métier.
L’affaiblissement de l’enseignement de la philosophie dans le secondaire inquiète à raison nos collègues de l’enseignement supérieur, qui constatent la diminution du nombre d’étudiants dans les départements de philosophie. À long terme, elle sera préjudiciable au rayonnement international de la philosophie française. Mais cet affaiblissement, plus fondamentalement encore, risque bien de fragiliser notre modèle républicain. L’enseignement de la philosophie, marqueur historique du système éducatif français, est en effet nécessaire à la formation de l’esprit critique. Alors que les réseaux sociaux inclinent les jeunes à « réagir » et à exprimer, sans aucune distance, leurs convictions spontanées, le cours de philosophie offre un cadre dans lequel les élèves apprennent à transformer celles-ci en hypothèses et à en évaluer la consistance. Alors que les théories complotistes se diffusent dans la société, le cours de philosophie est l’occasion de réfléchir à la notion de vérité, inscrite aux programmes des voies générale et technologique. Alors que sévissent les discours identitaires, le cours de philosophie permet de réfléchir sans passions ni crispations aux principes constitutifs du corps politique. Le travail de conceptualisation inhérent à la démarche philosophique incite les élèves à ne pas confondre les mots et les idées, et à distinguer les idées que les mots peuvent parfois brouiller. Ce travail critique que la raison doit exercer sur les opinions, le langage, et elle-même, c’est en cours de philosophie, par la confrontation aux grands textes de la tradition, que les élèves le réalisent. L’enseignement de la philosophie en terminale permet d’armer intellectuellement les élèves, et donc les futurs citoyens.
Les dernières réformes ne sont pas seulement préjudiciables à l’enseignement de la philosophie. En substituant aux séries un système de spécialités qui met les disciplines en concurrence et abolit la stabilité du groupe classe, elles ont fortement déstabilisé le lycée. En introduisant le contrôle continu dans le baccalauréat, elles ont exposé l’évaluation des professeurs aux pressions des élèves, de leurs parents et parfois de leur hiérarchie. En réduisant à la portion congrue les épreuves terminales, nationales et anonymes du baccalauréat, elles ont privé celui-ci de sa valeur certificative. Le prochain occupant de la rue de Grenelle ne pourra ignorer ces constats, très largement partagés par les professeurs dont la parole aura été, durant le quinquennat de l’actuel président, systématiquement méprisée. Pour que l’école républicaine redevienne à la hauteur de sa mission, il faudra tout remettre à plat. C’est pourquoi l’Association des professeurs de l’enseignement public appelle à la tenue, dans les prochains mois, d’États généraux de l’éducation.
Marie Perret
Professeur de philosophie au lycée Richelieu (Rueil-Malmaison)
Vice-présidente de l’APPEP